Comment la sociologie du travail se penche-t-elle sur les lieux et les espaces ?

 

Thierry Pillon. Dans la longue tradition de sociologie du travail, l’espace n’a suscité que relativement peu de travaux. Comparativement aux questions d’organisation, de politique, ou de temps, cette dimension du travail est longtemps restée en retrait des préoccupations de recherche. Dans les œuvres de Georges Friedmann et de ses proches élèves la question n’a pas été véritablement développée, même si de nombreuses indications parsemées offrent des éléments sur lesquels pourraient prendre appui de plus amples analyses. Si les sociologues du travail jusqu’aux années 1975-80 se sont donc assez peu intéressés à la question, elle n’a pas pour autant été ignorée. Les psychosociologues lui ont au contraire consacré des travaux. À partir des années 1980 les choses semblent changer, des analyses socio-historiques de l’espace de travail voient le jour ; des travaux socio-économiques offrent à l’espace une place de choix dans l’explication des phénomènes d’organisation moderne. La question du pouvoir, à la suite des travaux de Michel Foucault, réoriente les débats sur l’espace. Les travaux de Pierre Naville, et de ceux qui s’y référent, insisteront sur l’éclatement des lieux de production, la logique des flux à partir de laquelle il est devenu nécessaire de comprendre l’espace de travail. Les transformations induites par l’informatisation de toutes les dimensions de la production et de la gestion des ressources posent aujourd’hui la question de l’espace dans des termes assez proches.

L’approche sociologie de l’espace s’est donc d’abord concentrée sur l’usine. Les bureaux sont longtemps restés en retrait des préoccupations des chercheurs. La situation est paradoxale. En raison d’une part de la précocité des travaux sur les personnels des services administratifs par Michel Crozier au cours des années 1950. Il y avait là l’occasion de décrire l’organisation des espaces, leurs usages par les fonctionnaires, les conditions de travail. Pourtant bien que très riches, ces travaux n’ont pas fait de l’espace un objet particulier. D’autre part, il est étonnant que les bureaux aient suscité si peu d’intérêt au moment même où commençait une véritable révolution de leurs principes d’organisation. C’est en effet au cours des années 1950-1960 - et plus tôt encore aux États-Unis - que les modèles anciens des bureaux fermés et alignés le long d’un couloir étaient contestés par l’apparition du « bureau paysage ». La disparition des cloisons, le développement de l’informatique, de la télématique par exemple bouleversait l’organisation du travail et des espaces.

 

Vous vous intéressez à l’évolution du bureau, en quoi est-ce un espace de travail particulier par rapport à d’autres ?

 

Th. P. Sans nul doute les bureaux sont-ils le symbole de la tertiarisation, mais avant tout du travail administratif, celui de l’employé, puis aujourd’hui du cadre. Car ce sont les administrations qui au cours du 18ème et du 19ème siècle ont transformé des lieux, d’anciens hôtels particuliers par exemple, ou construit des bâtiments pour accueillir un personnel administratif en pleine croissance. Dans un premier temps, les bureaux ont donc principalement été ceux de l’administration. Ils se sont imposés dans les villes à travers des architectures permettant à l’État d’exprimer sa grandeur et sa puissance. Puis les grandes banques se sont dotées de bâtiments adaptés à leur activité dans la seconde partie du 19ème siècle. Ces immeubles existent encore à Paris, comme le Crédit Lyonnais ou le Comptoir d’Escompte. Figures majeures de l’architecture parisienne. Les tours du quartier de La Défense ne sont que la dernière expression de ce souci d’imposer une image par le bâtiment.

A travers cette histoire, ce qui ressort c’est bien la coupure entre le lieu de travail et l’habitation privée. De nombreux petits bureaux ont existé et existent toujours à côté des grandes concentrations d’employés ; mais le notaire, l’avocat, l’agent d’assurance ne logent plus dans le même immeuble que son lieu de travail. Cette rupture est un fait majeur de l’histoire des espaces. Ainsi, la concentration des activités bureaucratiques dans des espaces spécialisés et distincts du domicile traduit bien la tendance socio-économique d’une tertiarisation des activités.

Le bureau se distingue des usines, des chantiers par un fait d’évidence : les locaux sont fermés sur eux-mêmes et ne débordent pas à l’extérieur, ils n’abritent que de petites machines ; ils offrent une grande possibilité d’aménagement non contrainte par de lourdes infrastructures techniques ; on y traite avant tout de l’information qui s’est d’abord présentée sous différents formats de papier (feuilles, fiches, cartes...) puis aujourd’hui sous les différents formats numérisés. Il y a une matérialité du bureau, mais elle n’est évidemment pas de même nature que celle de l’usine. C’est pourquoi les aménageurs se concentrent depuis le début du 20ème siècle sur les conditions environnementales du travail.

 

Les espaces de bureaux partagés datent des années 1970 avec les premières contestations, et en lien avec les tours et l’informatisation : la naissance du flex-office ?

 

Th. P. Au début des années 1970, l’état des relations sociales impose dans le débat public, à côté des revendications salariales traditionnelles, les thèmes des conditions de travail, du bien-être, du confort. La demande émane d’abord des ouvriers les moins qualifiés, mais elle s’étend aux employés du tertiaire. L’État et les syndicats s’approprient la question, les sociologues s’en emparent. La revendication d’une amélioration des conditions de travail focalise l’attention sur l’environnement du travail, ses dimensions proprement spatiales et architecturales. A travers la prévention de l’accident ou de la maladie, il s’agit d’améliorer le confort du milieu. Les lieux de travail, leurs dispositions, leurs formes, les architectures industrielles ou tertiaires sont donc l’objet d’un discours préventif, porté par des médecins, des psychologues, encouragés par l’État, soutenus par des institutions nouvellement créées. Les conditions de travail focalisent l’attention sur des lieux peu décrits jusqu’alors : les tours, les grands bureaux, les lieux clos, les univers artificiels. Le cadre politique et institutionnel incite les pouvoirs publics à entreprendre un état des lieux des conditions de travail en France et à s’informer des expériences étrangères afin de soutenir les propositions de réforme.

Mais les bureaux modernes, singulièrement les grandes tours implantées à La Défense, sur la rive droite de la seine à Bercy par exemple, deviennent à la fin des années 1970 l’objet de critiques virulentes de la part des salariés. Ces lieux de travail sont à l’origine de nouvelles pathologies, distinctes de celles habituellement recensées dans les usines. La question des conditions de travail en espace confiné devient un problème en soi. Apparaît une nuisance propre au bâtiment lui-même, et secondairement au travail, aux machines ou aux outils. C’est le paradoxe des pathologies du bureau moderne de révéler la face sombre de ce qui constitue en apparence le meilleur confort possible : l’air conditionné, la lumière puissante, l’absence de bruit, les ascenseurs, les parkings…

En France, à la même époque, les syndicats alertent sur la pathologie des tours de bureaux. Un incident cristallise le mécontentement. Lors de la grande sécheresse de l’année 1976, l’intense chaleur perturbe la climatisation des tours ; dans ces espaces aux fenêtres sans ouvertures, la situation devient rapidement critique, au point que le travail cesse dans les tours de Bercy-Rapée. L’événement suscite une enquête. La CFDT en prend l’initiative, aidée de médecins et de psychologues. Elle étend ses investigations à plusieurs sites de bureaux dans des immeubles de grande hauteur. Rapidement une brochure est éditée qui détaille les résultats et révèle l’ampleur des troubles physiologiques constatés dans tous les sites tertiaires étudiés, à Paris et en province : troubles visuels, respiratoires, maux de tête, modification de la peau et des cheveux due à l’éclairage artificiel, lourdeur des jambes, problèmes hormonaux. Plus tard les travaux de l’Anact parviennent à des résultats semblables : troubles cardio-vasculaires, de nombreuses formes de troubles respiratoires ; mais également, troubles « psychosomatiques » : prise de poids, augmentation de la consommation d’alcool, de tabac, anxiété, dépression. Les troubles physiques ne peuvent être dissociés aussi facilement des symptômes psychologiques qui les accompagnent. C’est pourquoi la « psychopathologie » et la psychologie du travail vont s’emparer, dès les années 1970, de la question des symptômes constatés chez les employés des grands immeubles de bureau.

Ces pathologies révèlent des problèmes nouveaux. Tout d’abord celui des nouvelles maladies professionnelles, celles des employés et cadres des grands centre tertiaires modernes. La chose est inédite, car l’hygiène, depuis le 19ème siècle a essentiellement concentré son attention sur le monde industriel et ses effets sur la santé des travailleurs. Le monde du bureau représentant de ce point de vue un univers confortable et sans danger. En second lieu, l’apparition de ces maladies est caractéristique d’un mode de vie dans lequel le temps passé dans des locaux fermés et ventilés, les bureaux essentiellement, est bien plus long que le temps passé à l’extérieur, à l’air libre. Enfin, troisième question associée à ces pathologies modernes : la grande difficulté qu’éprouvent les médecins à distinguer le physiologique du psychologique, de ce qui relève à coup sûr des conditions du milieu, et de ce qui au contraire relève de la configuration des lieux et à leur effet anxiogène. Les nuisances attribuées aujourd’hui aux grands bureaux en open space, trouvent leur origine dans ces premières mobilisations des années 1970.

 

Aujourd’hui le lieu de travail est aussi un lieu de vie et inversement. Y a-t-il encore des « lieux » ? L’entreprise semble-t-elle être un espace de détente ?

 

Th. P. Dans le prolongement des nombreuses réflexions sur le télétravail dans les années 1980 la dissociation entre travail et lieu fixe, dans l’entreprise, se généralise grâce aux outils de l’informatique embarquée et des télécommunications. Avec l’usage des téléphones mobiles, c’est la frontière entre vie professionnelle et vie privée qui est modifiée.

La rupture ferme établie au 19ème siècle entre lieu de travail et lieu de vie semble aujourd’hui remise en cause pour les salariés des grandes entreprises tertiaires. Non pas seulement parce que l’on travaillerait désormais chez soi, mais parce que les frontières entre les espaces se sont estompées. Ceci ne fait pas disparaître les bâtiments de bureaux, bien au contraire, mais transforme leur usage par les salariés. On peut parler de « spatialité plurielle » pour caractériser la diversité des lieux de travail possibles : travail à domicile de salariés de grandes entreprises ; alternance de travail à domicile et dans les locaux de l’entreprise ; travail « nomade ». Les évolutions techniques, en particulier les capacités décuplées de l’informatique personnelle, téléphone et PC, ont accompagné le souci des entreprises de réduire les coûts de l’immobilier. La polarité entreprise/domicile s’est enrichie de formes nouvelles. Chaque outil donnant lieu à des pratiques différenciées ; et chaque usage redessine les frontières entre sphère privée et professionnelle Cette tendance n’est plus réservée aux seuls cadres des entreprises tertiaires. Elle vaut aujourd’hui pour nombre de salariés, et déplace la question initiale du travail à distance. Cette tendance s’accompagne de nouvelles logiques d’aménagement.

Un principe, répandu désormais dans les grandes entreprises, est de mutualiser et de banaliser les postes de travail, laissant à chacun le libre choix de son installation dans les locaux. Le branchement sur les réseaux de l’entreprise équivaut désormais au début du travail quel que soit le lieu d’où s’opère ce branchement. Ces types d’aménagement visent à une utilisation optimale des locaux en supprimant les bureaux non occupés en permanence par la réduction des surfaces disponibles. L’idée d’un libre-service se combine ainsi avec le travail à distance, dans d’autres lieux. Ce sont avant tout des contraintes de production qui poussent les salariés à travailler hors des locaux de l’entreprise. Il s’agit moins en effet de distinguer entre des postes au sein du bâtiment de l’entreprise et des postes au domicile par exemple, que repenser la « géographie du travail » sous l’effet des nouvelles formes d’organisation du travail. Nul doute que ces questions seront l’objet d’un nouvel examen dans le cadre du télétravail contraint pour raison sanitaire.

L’échelle de la flexibilité permise par les aménagements a donc changé. Il faut la concevoir comme une possibilité offerte d’externalisation du travail hors des murs de l’entreprise, dans des tiers lieux, des centres d’affaires, des bureaux de proximité. Il n’est pas certain que les salariés soient toujours satisfaits des conditions qui leur sont faites. Car le lien traditionnel, garanti par le droit du travail, entre un lieu, un temps et une activité est bouleversé par ces formes d’organisation. Au risque de provoquer un glissement de statut de salarié à celui de travailleur indépendant pour les collaborateurs exerçant leur activité en dehors des locaux de l’entreprise. Ainsi la situation du « télétravailleur », dans le cadre garanti d’un contrat de travail, reste réversible et volontaire : le salarié doit pouvoir retrouver son poste dans les locaux de l’entreprise après l’arrêt de l’organisation en télétravail. L’employeur est en outre soumis à des obligations d’information, de formation, de prévention qui le contraignent par exemple à avertir le salarié des éventuels systèmes de surveillance à distance, et l’obligent à pallier le risque d’isolement des salariés concernés.

Mais paradoxalement, à la tendance d’un effacement des limites de l’organisation sous l’effet de l’usage généralisé de ces techniques de télécommunication, répond la propension inverse à manifester et renforcer symboliquement l’image de l’entreprise par le biais du bâtiment. Les entreprises accordent une importance d’autant plus grande à leurs locaux que les activités qui s’y déroulent sont à haute valeur ajoutée. L’aménagement du bureau lui-même s’en trouve modifié : une spécialisation plus grande des bureaux, les uns dédiés au travail personnel, d’autres aux réunions, des espaces pour les rencontres, des bureaux de passages, en libre-service. Une flexibilité plus grande aussi des espaces, pensé pour être facilement réaménagés, selon les besoins du travail en équipes. Des bureaux individuels plus petits, pensés comme des cellules de travail. A quoi s’ajoute un investissement important dans l’esthétique des locaux, du moins pour les plus grandes entreprises.