Les mondes du travail ont profondément été transformés ces cinquante dernières années. Et s’il y a bien une fonction où l’on doit apprendre à s’adapter à l’évolution et aux contraintes de son environnement, c’est celle d’encadrant de proximité. Si l’on s’accorde généralement sur le fait que l’encadrement de proximité représente le premier niveau hiérarchique d’une organisation, la population des encadrants de proximité ne constitue toutefois pas une catégorie socioprofessionnelle homogène. En effet, la catégorie regroupant les postes de chargés d’encadrement, et plus particulièrement d’encadrement de proximité, ne présente que peu d’unité socioprofessionnelle, tant elle regroupe de catégories de salariés distinctes. Occupant une strate hiérarchique située entre la population opérationnelle et les cadres, ces encadrants se voient bien souvent définis par un « ni-ni », car n’étant ni cadres ni opérateurs.

À l’instar de cette catégorie, les conditions d’organisation mises en œuvre par les encadrants de proximité au sein d’un collectif peuvent être très hétérogènes selon la définition de la fonction occupée. Cette hétérogénéité reflète le périmètre et le degré de responsabilité accordé ainsi que les activités à réaliser, et représente, de fait, un élément majeur de différenciation des modalités au sein desquelles les acteurs vont mettre en œuvre leurs fonctions. Peu d’encadrants se contentent en effet de se décrire comme managers, mais qualifient leur occupation par référence à l’activité qu’ils encadrent (Hales, 1986, p. 110). Le travail réalisé par les encadrants au quotidien est ainsi lié, d’une part, au travail prescrit par l’organisation (ce qu’elle attend d’eux) et, d’autre part, au travail réel (ce qu’ils font vraiment)[1]. Et le travail du manager consiste à « agir » (Hubault, 2009), à orienter une action dont l’efficacité dépend des autres. En ce sens, si encadrer c’est travailler, selon Gomez (2013, p. 172-173), l’expérience du travail articule trois dimensions – objective, collective et subjective – auxquelles n’échappe pas le manager de proximité. Le rôle de l’encadrant est donc entendu comme un ensemble d’attentes déterminées à la fois par le prescripteur de l’activité, par l’environnement de travail et par le récepteur (c’est-à-dire l’encadrant lui-même).

Malgré l’hétérogénéité de cette catégorie, un phénomène touche cette population depuis plusieurs années, celui de la « désaffection » pour la fonction d’encadrant de proximité. Selon une étude récente d’OpinionWay[2], 41 % des managers considèrent leur fonction comme inutile dans le monde du travail actuel et 62 % des non-managers ne souhaiteraient pas le devenir s’ils en avaient la possibilité. Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’origine de cette désaffection : travail d’encadrement plus ardu ; surcroît de travail et de complexité ; cadrage plus étroit des processus, des objectifs et des moyens à disposition des managers opérationnels ; manque de marge de manœuvre et de délégation ; manque d’accompagnement et de formation pour assumer leur rôle ; manque de soutien de la hiérarchie et des fonctions supports dans les problématiques quotidiennes ; éloignement du terrain et manque de temps à consacrer à l’animation des équipes qu’ils encadrent.

Plus largement, les travaux de recherche qui s’intéressent aux conditions de travail des encadrants, et tendent à démontrer sa dégradation, font état d’un « empêchement » du management (Desmarais, 2010 ; Detchessahar, 2011). En effet, certaines caractéristiques des organisations contemporaines empêchent ce dernier de « piloter et animer une action collective finalisée » (Detchessahar, 2011, p. 102). Ce phénomène d’empêchement du management peut être rapporté au concept de « gestionnarisation[3] » des organisations, où l’hypertrophie gestionnaire transforme le rôle du manager de proximité. Il est ainsi possible d’établir un lien entre une approche sociologique faisant état d’un « management stratégique empêchant » (Dujarier, 2015) et une approche gestionnaire faisant le constat d’un « management opérationnel empêché » (Detchessahar, 2011). Dans la continuité de ces travaux, la recherche résumée dans cet article s’est basée sur l’observation structurée du travail d’encadrants de proximité, c’est-à-dire sur le chronométrage et l’analyse des activités réalisées par ces derniers, en prenant en note, minute après minute, tout ce qu’ils accomplissent et expriment au cours de leurs journées de travail. Sur la base de ces observations, il est possible de définir le phénomène d’empêchement du management au regard de trois syndromes organisationnels.

Tout d’abord, la multiplication des objectifs fixés aux encadrants (maîtrise des coûts, accroissement de la productivité, service au client, qualité, sécurité, flexibilité, réactivité, innovation…) ne permet plus de les hiérarchiser : tous positionnés au même niveau, il n’est plus possible de discerner ceux qui ont plus ou moins d’importance. Cette situation conduit non seulement à l’émergence d’injonctions paradoxales pour l’encadrant, mais surtout à ce que ce dernier s’épuise, en vain, à chercher à satisfaire l’ensemble de ces objectifs de façon simultanée. Dès lors, l’accroissement continu des objectifs à atteindre et des indicateurs à remplir favorise le sentiment que le travail se réduit aux chiffres. Et dans une telle situation, certains encadrants s’extirpent de la difficulté à travers diverses stratégies de contournements visant à camoufler, déformer et travestir la réalité, autrement dit, en « truquant » les chiffres. On constate ici un syndrome macro-organisationnel de « quantophrénie » ayant pour principale conséquence, d’une part, d’amener les encadrants de proximité à ne plus se reconnaître dans l’activité qu’ils encadrent et réalisent au quotidien et, d’autre part, de menacer l’organisation dans son ensemble qui s’appuie sur un management de la performance artificiellement affranchi de la réalité.

Face à ce premier syndrome, les encadrants voient la dimension gestionnaire de leur activité prendre de plus en plus de place dans leur quotidien. En effet, non seulement ils consacrent entre un quart et un tiers de leur temps de travail journalier à entretenir et alimenter des « machines de gestion », mais ils doivent aussi jongler avec plus d’une vingtaine de logiciels différents pour piloter l’activité qu’ils encadrent. Et lorsque ces encadrants parviennent à s’extirper de ces activités de gestion, on constate qu’ils passent entre un cinquième et un tiers de leur temps en réunion… mais que celles-ci se déroulent rarement avec leurs équipes et concernent encore plus rarement les problématiques du travail qu’ils doivent pourtant piloter au quotidien. Dans ce contexte, le travail d’encadrement change de nature : plutôt que d’animer le travail, l’activité d’encadrement consiste de plus en plus à alimenter et contrôler des machines qui sont supposées réaliser elles-mêmes l’activité d’encadrement des équipes, via les indicateurs. De ce fait, au travail vivant des encadrants se substitue le travail mort des machines de gestion. Et, accaparés par des réunions chronophages tournées vers des enjeux externes au métier, ces encadrants doivent de plus en plus se concentrer sur des problématiques gestionnaires éloignées des enjeux, des difficultés, et des besoins propres aux conditions de réalisation du travail et de son animation. Par conséquent, le syndrome macro-organisationnel de « quantophrénie » est à l’origine d’un syndrome méso-organisationnel de « gestionnite » où le collectif de travail se trouve isolé, leurs encadrants étant happés vers d’autres exigences que celles de l’activité, de son soutien et de son animation.

Enfin, le rôle du manager de proximité, qui consiste à mettre en évidence les écarts entre le travail prescrit et le travail réel, est rarement reconnu à sa juste valeur dans l’entreprise. En effet, ce travail de régulation réalisé par les encadrants, bien que particulièrement complexe et indispensable à l’organisation, n’est pas toujours reconnu comme tel et demeure bien souvent indicible : soit il suppose de déroger à la règle et ne peut donc pas être reconnu comme légitime ; soit, plus généralement, il repose sur un ensemble de « micro-activités » managériales qui ne sont même pas perçues comme des actions professionnelles et demeurent invisibles à la fois aux yeux de l’encadrement supérieur, mais aussi à ceux des agents qu’ils encadrent. Dans une telle situation, et à défaut de soutien de la part de la ligne hiérarchique, le risque est une perte de motivation et d’engagement de ces derniers, associée à une amplification du phénomène de désaffection pour la fonction d’encadrant de proximité. L’organisation présentant les symptômes d’une forme de « quantophrénie », qui conduit le collectif de travail à souffrir d’un genre de « gestionnite », génère ainsi un syndrome micro-organisationnel d’« invisibilisation » du travail réalisé par les encadrants. En conséquence, le manque de (re)connaissance du travail réalisé impacte ces derniers dont les injonctions et prescriptions sont en incohérence avec la représentation qu’ils se font de leur rôle dans l’activité.

Les « empêchements du management » se manifestent donc à différents niveaux de l’entreprise (macro, méso et micro-organisationnels) et ont pour conséquence d’éloigner le manager de la scène du travail de ses équipes ; ce qui favorise ainsi incompréhensions, conflits, dysfonctionnements, démotivation et risques professionnels. Ces empêchements se suivent, se combinent et peuvent se renforcer si l’entreprise n’agit pas à la source, c’est-à-dire sur l’organisation du travail. En effet, ces syndromes étant liés par des relations systémiques, toute gestion isolée et cloisonnée de l’un d’entre eux est susceptible d’en faire émerger d’autres. Dès lors, il semble opportun de comprendre la manière dont ces syndromes influent les uns sur les autres afin de déterminer une façon d’agir conjointe, plutôt que de chercher à les limiter indépendamment. L’éloignement de la scène du travail, la dilution des responsabilités, la saturation d’objectifs détaillés, et la réduction considérable de l’autonomie sont venus éroder les capacités du « manager de proximité » à prendre en charge les tensions du travail et l’animation de ses équipes, engendrant une diminution de l’attractivité pour l’activité d’encadrement, et un accroissement du mal-être de ceux qui occupent cette position sociale déconsidérée.

Bibliographie

Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne, Pocket, 1958, coll. « Agora » (édition de 2004) ; Desmarais, Céline et al. Cadres en difficulté et contrat psychologique – Quatre regards sur le cadre en difficulté, Les recherches en partenariat IREGE/APEC, 2010, coll. « Les modes de gestion des cadres en difficulté » ; Detchessahar, Mathieu. « Management et santé » et « Quand le management n’est pas le problème, mais la solution… », Revue française de gestion, no 214, 2011, p. 65-68 et 89-105 ; Dujarier, Marie-Anne. Le management désincarné – Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015 ; Fayol, Henri. Administration industrielle et générale, Dunod, 1916 (édition de 1999) ; Gomez, Pierre-Yves. Le Travail invisible – Enquête sur une disparition, François Bourin, 2013. Hales, Colin. « What do managers do ? A critical review of the evidence ? », Journal of Management Studies, no 23, 1986, p. 88-115 ; Hubault, François. « Le travail de management », Économie et management, no 130, 2009, p. 36-41 ; Lanoë, Lambert. L’organisation contre le management : le rôle de régulation du manager de proximité et ses empêchements, Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université de Nantes, 2019 ; Mintzberg, Henry. Le manager au quotidien  Les 10 rôles du cadre, Les Éditions d’Organisation, 1973 ; Robert, Pascal. « Critique de la logique de la “gestionnarisation” », Communication & Organisation, no 45, 2014, p. 209-222.

[1]- Cette distinction renvoie aux deux grands modèles qui décrivent l’activité d’encadrement, à savoir le modèle « fonctionnaliste » de Fayol (1916) – qui conçoit les rôles du manager comme dépendants des objectifs de l’organisation et nécessairement prescrits par la hiérarchie – et le modèle « interactionniste » de Mintzberg (1973) – qui voit dans le travail d’encadrement une activité peu prescrite, qui évolue au gré de la situation.

[2]- Étude OpinionWay, « être manager fait-il toujours rêver ? », octobre 2018.

[3]- Qui peut être définie comme la « naturalisation d’une logique gestionnaire qui devient dès lors l’aune de vérité à laquelle toute activité doit se plier » (Robert, 2014, p. 209). Autrement dit, il s’agit d’un processus où la logique gestionnaire s’impose comme une évidence et prend le pas sur celle de l’activité, conduisant alors à un renversement de priorité entre l’activité gérée et l’outil de sa gestion.