Le monde du travail et particulièrement celui des cadres est traversé de slogans : « Donner du sens pour motiver », « Manager avec leadership », « Entretenir de la bienveillance », « Travailler en mindfulness », « Quitter sa zone de confort », « Innover grâce au design thinking »... Ces formules ont en commun plusieurs caractéristiques. Il y a d’abord la question de la solidité : les promesses sont fortes mais l’efficacité peu évaluée. On y voit plutôt des effets de modes interchangeables d’un métier et d’un secteur à l’autre, auxquels il faudrait se conformer. Certains sonnent creux, ou sont munis d’un anglicisme comme vernis modernisateur. D’autres semblent entourer ceux qui y croient d’une certaine complétude : on pense aux promesses de s’engager corps et âme au travail en échange d’une réalisation de soi. Ces caractères flous et professionnellement généralistes indiquent plutôt des injonctions comportementales. Ce n’est pas le travailleur qui semble mobilisé mais plutôt la personne qui est sollicitée pour faire fonctionner les organisations. Il y a presque de la religiosité descendante et non discutable à laquelle il faudrait s’adapter. Comment contester la bienveillance ou le principe d’adhésion à un projet collectif ? Le problème de ces slogans est en effet qu’ils semblent être des one best way. Or, manager, c’est créer des systèmes organisationnels, se mettre d’accord sur des process. Si on peut, dans une petite équipe, fonctionner avec de l’informel et de l’intuitif, l’esprit start-up ne se réplique pas en grand. L’autre problème est que le management est aussi une affaire de régulation des conflits. Nous ne nous choisissons pas entre collègues, jouons des rôles sur des scènes de travail sur lesquelles les intérêts peuvent diverger, ce qui est normal. Il faut organiser les fameuses disputes professionnelles et confrontations des logiques à l’œuvre. Le soutien au bien-être individuel et la quête de sens sont des facteurs d’efficacité productive, mais gare au bruit faussement fédérateur qui met sous le tapis les réalités disparates et les tensions.

La prochaine fois que vous aurez à faire face à ce que vous estimerez être « du grand n’importe quoi », sachez-le : c’est peut-être à dessein.

Il y a une expression pour désigner un management à la fois faible sur le plan conceptuel mais suffisamment fort sur la forme pour s’imposer : le « bullshit », qui désigne quelque chose de « bidon » mais aussi de baratinage. Les salariés et agents publics cadres sont en première ligne : ce sont eux qui doivent s’appliquer à eux-mêmes mais aussi transmettre des promesses venues d’en haut et des tendances venues d’ailleurs. Lost in management : il y a vingt ans, François Dupuy dénonçait déjà la rhétorique managériale qui les dépossédait de leur rôle de régulateurs, légitimes à faire remonter et à arbitrer. Ils ont aujourd’hui moins de pouvoirs intermédiaires, et les encadrants de proximité sont insuffisamment considérés dans ce rôle. Car le bullshit management n’est pas seulement un art de la persuasion, c’est également une gestion du travail défaillante si l’on se réfère au sociologue américain David Graeber qui avait popularisé les bullshit jobs. Il a mis en relief le caractère socialement inutile de beaucoup d’emplois, mais aussi les postures arrivistes, les rôles illisibles et obscurs qui servent essentiellement à justifier des organisations et leurs hiérarchies. En effet, le reporting, le culte de l’efficacité, le caractère naturel du changement permanent, la rationalisation des postes, bref, ce qui fait le management taylorien, n’a pas vraiment disparu. Certes, il s’est ouvert à une forte culture d’attention à l’individu. Mais le management dit « humaniste » n’a-t-il pas un côté manipulateur ? La démocratisation du travail n’a-t-elle pas ses effets pervers en poussant l’individu à être indépendant ? Se libérer des techniques de gestion et des médiations traditionnelles, n’est-ce pas faire peser sur le travailleur trop de responsabilités et de polyvalence ?

Le problème de la politique managériale bullshit n’est pas celui de sa conformité à la réalité mais de la contrôler.

Le contrôle du travail a pris de nouvelles formes. Hier, les process qualité des ingénieurs, aujourd’hui les normes numériques, comptables et comportementales. L’économie postindustrielle place le travailleur en situation complexe : on produit moins d’objets, les marchés sont durs à conquérir, les services publics difficiles à financer, et l’économie des services est plus exigeante qu’une économie de l’offre. Si l’on parle tant de risques psychosociaux, c’est parce que le périmètre du travail est devenu flou : des contraintes qui viennent de partout, un rôle professionnel surteinté de personnel, un effacement des bornages temporels et géographiques. Interrogeons les choix managériaux et le poids des éléments de langage qui les accompagnent : plan stratégique couplé d’une promesse intenable mais qui fédère, affichage de valeurs d’une forte intensité mais qui ne trompent personne, mission inutile mais justifiant un statut, coaching ou aménagement d’espaces promettant l’épanouissement. Car le bullshit, c’est ce qui sonne faux mais qui est considéré comme vrai. Le monde du travail n’échappe pas à la culture actuelle de la post-vérité. Force du baratinage, fragilité du débat. Le problème de la politique managériale bullshit n’est pas celui de sa conformité à la réalité mais de la contrôler. Le bullshit est une simplification du management du travail, une paresse volontaire, une représentation non contestable des conditions du travail. Les effets gourous et le storytelling permettent à ceux qui les émettent de persuader et donc de maîtriser. La prochaine fois que vous aurez à faire face à ce que vous estimerez être « du grand n’importe quoi », sachez-le : c’est peut-être à dessein.