Les philosophes de la Révolution industrielle (Saint-Simon, 1760-1825) et les premiers socialistes (Charles Fourier, 1772-1837) ont en commun de penser le travail comme le moteur de la construction sociale. Le développement du capitalisme transforme la société comme jamais auparavant : l’industrialisation façonne le corps social et les territoires. Les agriculteurs deviennent minoritaires et la consommation de masse apparaît avec les employés, les boutiquiers, les fonctionnaires, les propriétaires urbains… Une nouvelle « classe sociale » basée sur le travail subordonné émerge. Une grande différence apparaît ainsi : si les paysans sont pauvres, ils sont propriétaires de leur outil de production. L’usine appartient elle à l’employeur et l’ouvrier ne vend que sa force de travail, même temporairement, et par ailleurs doit s’établir proche du lieu de production. Quelle que soit en effet la forme du contrat et de subordination, la question de la propriété des moyens de production devient cardinale.

Les chambres syndicales et les Bourses du travail se multiplient pour organiser l’emploi et la protection sociale. Les premiers syndicats luttent à partir de revendications sur le temps de travail. Ce n’est que plus tard, au début du xxe siècle, que le travail est pensé comme une mécanique qui doit être étudiée de près pour en améliorer les conditions, à la fois dans un souci de protection du travailleur et de rentabilité ; c’est l’ère des fondements scientifiques du travail, de sa rationalisation à l’extrême, mais aussi d’un approfondissement de l’étude des besoins humains. Le Charlot des Temps modernes (1936) fait écho au mineur de Germinal (1885). Désormais le travail est une question qui occupe toutes les disciplines : il n’est plus seulement un enjeu moral ou philosophique, il est devenu une question économique centrale, et les premiers travaux en sociologie et physiologie apparaissent.

Les travaux de Karl Marx (1815-1883) représentent cette vision globale du travail, ses dimensions sur l’Homme et la société. Il théorise l’aliénation de l’Homme par le travail : l’ouvrier ne vit qu’en échange du don de lui-même (corps et temps). Marx dénonce un travail dans lequel « l’ouvrier ne s’affirme pas mais se nie, son travail n’étant pas volontaire, mais contraint pour produire des marchandises » ; il explore l’idée d’un travail étranger à l’ouvrier, « une activité tournée contre lui-même ». Le travailleur ne se reconnaît pas dans ce travail, il est « extérieur à l’ouvrier ». Marx ne critique pas le progrès scientifique et la domination sur la nature, il dénonce le système dans lequel le travail est pensé (appropriation des moyens de production par une minorité) et lui oppose une lutte de la classe ouvrière (au sens laborieuse) pour s’approprier les conditions, le travail étant un moyen pour l’Homme de s’accomplir. La lutte politique est donc celle de la promesse d’une nouvelle société, égalitaire, de partage des efforts. On retrouve l’idéal judéo-chrétien du travail libérateur mais dans une approche laïque, sans relation avec le divin.

1. L’idéal de l’engagement vers le monde

Dépasser le travail « labeur », c’est le sens de l’enseignement d’Hannah Arendt (1906-1975). Sa distinction avec l’œuvre et l’action n’est pas l’expression d’un mépris à l’égard du travail mais de son emploi réduit à l’activité nécessaire et souvent difficile. La condition de l’homme moderne (1958) s’inscrit en effet dans les critiques de la division rationnelle du travail des années 50. La distinction des trois activités de la condition humaine est cependant atemporelle. Aristote n’en distinguait que deux, le travail étant réservé aux sous-hommes, les esclaves. Pour le XXe siècle, l’esclavage étant inconcevable, le travail est une activité humaine à part entière et c’est l’activité nécessaire. L’œuvre est donc ce qui est fait au-delà du nécessaire « économiquement ». Mais c’est bien l’action qui élève l’Homme car elle nous met en relation avec autrui et le monde : la « vita activa » (la vie en action) fait le monde, et se distingue par ailleurs de la « vita contemplativa ». On peut donc penser le sens du travail comme un engagement vers le monde et vers l’autre. L’occasion de faire l’épreuve de soi en se confrontant au réel. Il y a parallèle avec la pensée sociale chrétienne. Le philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) parle en effet d’un travail qui permet d’accomplir l’Homme et la société : « tout travail, travaille à faire un homme en même temps qu’une chose » ; le travail est le propre de l’homme car « seul travaille l’homme, l’esprit incarné, engagé et situé dans le monde », le travail ne se limitant pas à la production d’une œuvre mais à l’engagement conscient de l’Homme à faire le monde. C’est par le travail que l’Homme manifeste sa liberté à l’égard de sa condition même.

2. L’idéal d’être libéré de la nécessité de produire

Cet idéal d’un travail libéré de la nécessité de produire est la critique de la société de consommation ainsi que la division scientifique de l’activité. Il s’agit de faire selon ses moyens et ses besoins, et non d’en dépendre. L’Ecole des relations humaines (1929) et les théories de la motivation (pyramide de Maslow, 1943), notamment, et plus tard la critique écologiste du travail placent l’Homme au centre du système social, incitent à penser l’organisation du travail en tenant compte des besoins au-delà de l’emploi et du salaire, celui de se réaliser au travail et par le travail. Mais le capitalisme s’est adapté à la demande de participation et d’autonomie des travailleurs en développant l’individualisation des conditions de l’activité, en poussant loin la polyvalence et l’engagement, ainsi qu’en ouvrant l’univers du temps libre au marketing et à la production de services. Dans La société de consommation (1970), le sociologue Jean Baudrillard dénonce le fait que « le temps de la consommation n’est jamais qu’une parenthèse évasive dans le cycle de la production ». Cette aliénation de la production à la consommation est illustrée par la centralité du client et la pénétration de la pression financière dans les organisations de travail. C’est Le nouvel esprit du capitalisme décrit par Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) qui fait du travail le moteur de la libération de toutes les énergies individuelles et la promesse de la réalisation de soi, voire du bonheur individuel.

En réaction, la critique écologique du travail appelle à donner des marges d’autonomie réelle et de coopération, à repenser la notion de temps libre, voire de remettre en question la réduction du travail à l’emploi subordonné au marché et à l’entreprise ; c’est l’idée de revenu universel. Le philosophe André Gorz (1923-2007) distingue le travail hétéronome (dont le salarié ne maîtrise pas le but) du travail autonome (indépendant des nécessités du monde économique) ; il critique la « société du travail » car elle est celle de sa réduction à un devoir quasi-moral. Même le hors-travail est aliéné par la société de consommation ; Gorz pense la réduction du travail contraint et le temps libre. Ce sont les fondements du capitalisme qui sont interrogés ainsi à travers un « droit à la paresse » et l’accès à l’otium. C’est ainsi qu’il faut comprendre le sens de l’Aménagement et la réduction du temps de travail des années 2000 : réduire le temps de travail, c’est réduire le travail subi et repenser le temps libre, et non pas défendre une vision réduite de l’oisiveté. L’enjeu est l’autonomie du travail à l’égard des contraintes diverses.

3. L’idéal d’un travail bien fait en lui-même

Le travail est donc à la fois labeur et œuvre, effort, engagement, charge mentale et physique mais aussi, comme le décrit Pierre-Michel Menger, accomplissement de soi dans l’agir productif. Il pose en effet trois conditions pour dépasser cette polarité : le développement de l’autonomie, la spontanéité et la créativité ; l’engagement à ne pas survaloriser la consommation et notamment les besoins secondaires, l’inflation des besoins artificiels entraînant les travailleurs dans une course sans fin au labeur ; et l’abolition des mécanismes qui pousse à l’individualisme, à la différenciation, à la concurrence, chacun pouvant s’affirmer sans pour autant écraser l’autre. La sociologie - l’américain Richard Senett, notamment - a fait du travail artisanal un idéal : travail bien fait pour lui-même (et non un marché), identification du travailleur à ce qu’il fait, marges de manœuvre et maîtrise de la finalité, apprentissage par le travail et développement des compétences dans le travail lui-même, droit à l’erreur et liberté d’expérimenter, adéquation du travail d’artisan avec la vie personnelle car il est indépendant. « Richard Sennett, un ancien élève de Hannah Arendt, écrit Michel Lallement dans L’âge du faire (2015), rappelle opportunément que le travail peut, quand il n’est pas abîmé, être porteur de sens et d’autonomie. De Richard Sennett, retenons plus exactement deux leçons qui mènent vers autant de questions. Comme en témoignent de nombreux groupes professionnels, depuis les tailleurs de pierre de la Rome antique jusqu’aux informaticiens d’aujourd’hui, l’aliénation dans et par le travail n’est pas d’abord une fatalité ».

Au-delà du travail manuel, l’idée est de valoriser l’élan de bien faire en soi, de développer son savoir-faire, son identité professionnelle, de ne pas séparer la planification de l’exécution : on redécouvre le métier car il permet de qualifier le travail réel au-delà du poste et de la prescription. Les processus productifs modernes réduisent l’usage des qualifications, donc les métiers, le travail pouvant être réduit au fait d’occuper un emploi, ce qui rend les travailleurs interchangeables. Cette exploitation du travail le réduit à sa dimension laborieuse. M. Lallement décrit à travers l’exemple des hackers la recherche d’une activité créatrice choisie et qui façonne une communauté de vie autour du travail. Les livres de l’américain Matthew B. Crawford (2010) qui ont fait flores en France réhabilitent le travail artisanal dans un monde numérisé et sous pression financière, mais pas seulement pour le travail manuel comme on peut le croire mais pour avoir des exigences cognitives liées au travail concret, celui des mains, et pour développer une autonomie créative. C’est ainsi que l’on peut apprécier le succès du do it yourself. L’intelligence pratique manque à beaucoup dans le monde serviciel, dans des catégories très variées, du manutentionnaire Amazon qui obéit à un robot au cadre supérieur qui fabrique du virtuel parfois sans sens profond. C’est la mètis, un savoir en situation, une capacité à s’adapter qu’il faut valoriser (le travail est dans l’articulation du prescrit et du réel). Il ne faut pas séparer la tête et la main socialement (cols blancs, cols bleus) car ils ne le sont pas au niveau du travailleur.

4. L’idéal de la réalisation de soi par le travail

Tout travail mérite salaire, mais pas seulement ! Le travail peut procurer de la satisfaction, tels que l’autonomie, la sécurité, la qualité des relations, les perspectives de promotion… Dans une perspective sociologique, et notamment ergonomique, les caractéristiques objectives du travail (conditions, autonomie, soutien social, reconnaissance…) et son résultat (la satisfaction, l’engagement, la performance, l’absentéisme, le turn over…) sont déterminants. Après des décennies de sous-emploi, les années 2000 ouvrent donc, alors que l’intensification tertiaire bat son plein, une attention particulière sur la psychologie du travail. Il s’agit de redécouvrir malgré une croissance pauvre en création d’emplois et la frénésie concurrentielle, en quoi le travail est-il une expérience de réalisation de soi. La clinique de l’activité regarde le travail réel pour étudier en quoi le travailleur se reconnaît dans ce qu’il fait. Le jugement que chacun a de son travail est essentiel. Chaque travailleur est en capacité de juger de la « beauté » de son travail, être fier de son « travail bien fait » (selon l’expression d’Yves Clot). S’il y a un conflit entre le jugement de sa propre qualité du travail bien fait et la qualité de la prescription, il y a souffrance. L’incapacité de faire du « bon travail » peut porter atteinte à la santé mentale même si les indicateurs de qualité sont bons. Chacun a déjà exprimé au bureau un mécontentement sur ce qu’il considérait comme « ni fait, ni à faire » en parlant de travaux considérés comme non terminés, inachevés. Dans la théorie des motivations, la pyramide de Maslow hiérarchise les besoins physiologiques et leur traduction sociale, avec en bas la nécessité d’avoir des revenus par emploi, et en haut la réalisation de soi, l’accomplissement par un métier.

La psychodynamique du travail (notamment les travaux de Christophe Dejours) étudie ce rapport subjectif au travail, écoute les travailleurs raconter leur expérience vécue de souffrance et de plaisir au travail. Elle part du fait que le travail est un effort, de l’esprit et du corps, et donc une forme de souffrance, de résistance au réel. Le travail procure du plaisir en surmontant les difficultés, et ce à conditions qu’il y ait suffisamment de ressources : un client satisfait, un objet bien fabriqué, un texte convaincant, etc. sont des sources de plaisir, et donc de santé. A l’inverse, si le travail n’est pas à la hauteur des attentes de chacun ou des autres, à la hauteur ce qui est demandé, ou par rapport à ce qui est demandé, il peut y avoir souffrance, voire décompensation au sens médical. Ainsi, le travail est d’abord une transformation et une construction de soi. Ce qui fait sens est notre capacité à changer quelque chose et à se construire en le faisant. Surmonter quelque chose fait du bien, participe à son accomplissement personnel. « L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis » écrit Alain (Propos sur le bonheur, 1925). On distingue alors donc le sens du travail (l’effort, l’accomplissement…) et le sens au travail (donné par la reconnaissance de l’emploi).

Conclusion

C’est donc l’activité contrainte, dure et non l’effort qui est contestée dans la recherche d’un sens du travail. L’emploi qui s’est développé avec le monde industriel depuis deux siècles à travers le salariat s’est éloigné de l’idéal de l’artisan louant son savoir-faire. « Le travail, c’est l’ouvrage. Un travailleur ouvre un monde, qui peut être un tout petit monde, mais un monde. Travailler, cela veut dire inventer, créer, penser » écrivait le philosophe Bernard Stiegler appelant à réinventer le travail libéré du statut d’emploi (L’emploi est mort, vive le travail, 2015), à appréhender cette « dégradation du travail en emploi ». Dans le même registre Jacques Le Goff invite à redécouvrir la valeur-travail et à l’envisager dans toute son épaisseur. Au-delà du registre technique ou moral, reconnaître et valoriser le travail bien fait, les compétences et l’engagement choisis : « le travail vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale et pour la construction du monde » (Le retour en grâce du travail, 2015). Par le travail, l’Homme produit le monde et lui-même. Ce qui implique que tous deux sont inachevés mais à faire. Il est bien, comme l’indiquait l’Encyclopédie des Lumières, « une occupation journalière à laquelle l’Homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu ».

Lire la première partie : "De la Bible aux Lumirères".

Illustration : WB Scott, Fer et charbon, 1890