Rappelons en préambule que les effets néfastes des pesticides, en tant que substance biocide utilisée contre des organismes considérés comme nuisibles, sur l’environnement et la santé humaine sont désormais de mieux en mieux documentés par les centres de toxicovigilance. S’appuyant sur un panel interdisciplinaire d’experts, l’Inserm a publié en 2013 une expertise collective intitulée « Pesticides – Effets sur la santé » qui dresse un panorama complet des connaissances issues de la littérature scientifique des trente dernières années. Souvent limitées à des signes cliniques locaux (irritations, allergies, vomissements, toux), les conséquences d’une exposition peuvent affecter certains organes (le foie, les reins) ou perturber les systèmes nerveux et endocriniens. Les études épidémiologiques mettent en évidence des associations positives entre l’exposition chronique, en particulier professionnelle, et certaines pathologies neurologiques ou cancéreuses de l’adulte comme la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate et certains cancers hématopoïétiques. Ainsi, le glyphosate est classé en catégorie 2A comme « cancérogène probable » pour l’homme par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’OMS. En juin 2021, une expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) est venue renforcer cette présomption liée à l’exposition professionnelle au glyphosate[1].

Suspectés depuis longtemps de provoquer des perturbations métaboliques chez les mammifères, l’effet cocktail de l’exposition à un mélange de pesticides est désormais confirmé par une étude INRAE sur les rats avec un effet différencié selon le genre : diabète de type 2 et stéatose pour les mâles et modification de l’activité du microbiote pour les femelles. La poursuite de la cohorte Nutrinet Santé a confirmé une diminution de 25% du risque de cancer chez les consommateurs réguliers d’aliments « bio » et l’augmentation du risque de cancer du sein chez les femmes ménopausées par exposition à certains cocktails de pesticides. Les controverses liées à l’impact de certains pesticides, par exemple les fongicides SDHI[2], impliquent de réexaminer la pertinence à l’échelle européenne des procédures réglementaires de mise en marché des pesticides[3].

Pour statuer sur les stratégies de limitation des risques encourus, il est nécessaire de disposer d’un certain nombre de repères sur les dimensions de l’exposition aux pesticides. Selon une estimation récente de la revue Nature Geosciences[4] réalisée à partir d’un score agrégé intégrant 92 molécules distinctes, 75% de la surface agricole mondiale risquerait une pollution par les pesticides. Les activités agricoles sont responsables de 28% des émissions françaises de particule d’un diamètre inférieur à 10 micromètres comportant des pesticides et des composés azotés. En fonction des produits et du matériel utilisés, des conditions météorologiques et du type de culture, des pertes de 15 à 40% dans l’air ont été mesurées lors de l’application des produits phytosanitaires[5]. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ces particules sont à l’origine de pathologies respiratoires et cardiovasculaires, ainsi que du cancer du poumon. Elles perturbent les écosystèmes terrestres et aquatiques et contribuent au changement climatique.

En France, d’après l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), le chiffre d’affaires annuel de l’industrie de protection des plantes est de 1,87 milliards d’euros en 2019. Sur les 486 substances actives autorisées pour usage agricole dans l’Union européenne en 2021, 319 d’entre elles font l’objet d’une autorisation en France, selon 1 700 formulations distinctes. Parmi les 71 tonnes de substance active achetées en 2017, 43% sont des herbicides, 42% des fongicides, plus de 5% des insecticides et moins de 5% des régulateurs de croissance.

Autorisé dans l’agriculture européenne jusqu’en décembre 2022 (seul le Luxembourg l’interdit depuis le 1er janvier 2021), le glyphosate est l’herbicide le plus utilisé (8,6 tonnes en 2020 pour la France, son plus gros consommateur européen), alors que des alternatives existent en grandes cultures[6] comme en viticulture et en arboriculture. Certes, il est désormais interdit d’usage en France pour les jardins des particuliers et pour les espaces publics. En 2017, le président français a demandé au gouvernement de prendre « les dispositions nécessaires pour que l’utilisation du glyphosate soit interdite dans les trois ans » puis il s’est rétracté en janvier 2019 suite aux protestations de la FNSEA. Face à l’opposition de certaines filières agricoles, le ministre français de l’Agriculture explique depuis mars 2021 que « nous devons sortir du glyphosate à chaque fois que cela est possible » et que « cette position doit être également portée au niveau européen […] pour éviter toute distorsion de concurrence ». Selon la dernière mouture du plan EcoPhyto, l’interdiction totale du glyphosate est prévue pour fin 2022 en France.

Ce 14 octobre, 37 associations[7] ont lancé une pétition contre le renouvellement de son autorisation demandée par Monsanto, désormais propriété du groupe Bayer.

Chaque année, ce sont plus de 300 nouvelles demandes ou renouvellements d’autorisation qui sont traitées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Depuis le 23 septembre, l’agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ont entamé des consultations publiques pendant lesquelles les parties prenantes envoient leurs données scientifiques pour compléter l’évaluation initiale préparée par quatre pays rapporteurs (France, Hongrie, Pays-Bas et Suède). Par exemple, l’Anses est chargée de l’évaluation des données écotoxicologiques. L’ECHA et l’EFSA doivent rendre leurs conclusions au terme du 1er semestre 2022 pour instruire une décision prise par le Conseil des Etats-membres avant le 15 décembre de la même année.

Adoptée à une large majorité par le Parlement européen le 19 octobre dernier, la nouvelle stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » est censée favoriser la transition vers un système agro-alimentaire plus équitable et plus durable : la Commission européenne prévoit de réduire de moitié l’usage des produits phytosanitaires d’ici à 2030[8]. Dans une résolution adoptée le 20 octobre dernier, le Parlement européen a réclamé à la Commission européenne des « objectifs contraignants » en matière de réduction des pesticides[9]. En effet, dans le cadre de la stratégie de l’Union européenne en faveur de la biodiversité à horizon 2030, adoptée le 8 juin 2021 par les députés européens, il est prévu que la Commission européenne propose des objectifs contraignants de restauration de la nature, notamment sur l’état des sols et la disponibilité des services de pollinisation.  La stratégie Biodiversité prévoit notamment de réviser en urgence l’initiative de l’Union européenne sur les pollinisateurs, d’affecter au moins 25% des terres à l’agriculture biologique, de réduire de 50% l’usage des pesticides les plus dangereux, et d’interdire d’ici décembre 2022 les herbicides à base de glyphosate. La résolution du Parlement européen fait suite à un rapport spécial de la Cour des Comptes européenne estimant « limités » les progrès en matière de mesure des usages et de réduction des risques pour les produits phytosanitaires[10].

Le dernier plan EcoPhyto prévoit une réduction de moitié de l’usage des pesticides d’ici à 2025. Malgré une mobilisation importante de fonds publics par les plans EcoPhyto  successifs, censés réduire les risques et les effets de ces produits, la Cour des Comptes française juge que « ces plans n’ont pas atteint leurs objectifs »[11].

Dans un rapport rendu en février 2021, la Fondation pour la Nature et l’Homme estime que la politique française de réduction des pesticides est un « échec », pointant du doigt la faible efficacité des moyens financiers mis en oeuvre[12]. Selon le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) auteur du rapport, le recours à ces produits a augmenté de 25% en dix ans[13] en prenant comme indicateur le Nombre de doses unités (Nodu) qui tient compte de l’efficacité et de la toxicité relatives des produits. Certaines analyses ont contesté cette tendance en prenant comme indicateur la quantité de substances actives (QSA) vendue. Cependant, si les ventes de produits peu concentrés diminuent au profit des ventes de produits hautement concentrés le QSA va diminuer alors que le Nodu continuera d’augmenter. En 2020, ce sont près de 44 000 tonnes de pesticides chimiques qui ont été vendues, soit 23 % de plus qu’en 2019 (35 729 tonnes), accroissement inédit sur les dix dernières années. De fait, une partie de ces variations peut être imputée à des achats opportunistes en prévision d’une hausse de la redevance sur la dangerosité des produits[14] entrée en vigueur en janvier 2019. Les achats du troisième pesticide le plus vendu en France, le glyphosate (6 ,69% des achats), ont crû de 43% entre 2019 et 2020, atteignant 8 644 tonnes soit un niveau équivalent à ceux des années 2015-2016, avant le renouvellement de décembre 2017. Selon le président de la Fédération nationale de l’Agriculture biologique, « le nombre de parcelles bio augmente (la surface a été multipliée par cinq en cinq ans), l’agriculture conventionnelle utilise donc encore beaucoup de produits sur une surface qui diminue ».

Au congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) le 4 septembre dernier, le président français a affirmé vouloir fermement « porter une initiative de sortie accélérée des pesticides » lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Cette annonce ouvre un chemin des possibles pour renforcer l’accompagnement des agriculteurs dans la réduction des usages de pesticides par des soutiens mieux ciblés et plus attractifs autant sur le plan économique que technique. Affaire à suivre donc lors des négociations européennes de ce premier semestre 2022.

 

 

[1] https://presse.inserm.fr/publication-de-lexpertise-collective-inserm-pesticides-et-effets-sur-la-sante-nouvelles-donnees/43303.

[2] Pour empêcher le développement des champignons affectant les cultures, les fongicides SDHI inhibent une enzyme impliquée dans la respiration cellulaire, la succinate déshydrogénase (SDH).

[3] Par exemple, les procédures actuelles n’évaluent pas directement le mécanisme des fongicides SDHI sur la respiration mitochondriale, concernant tous les organismes eukaryotes.

[4] Tang, F.H.M., Lenzen, M., McBratney, A. et al. Risk of pesticide pollution at the global scale. Nat. Geosci. 14, 206–210 (2021).

[5] Le projet PREPARE, auquel participe INRAE, a pour objectif de mettre au point des protocoles de mesure des émissions aériennes de pesticides. https://www.inrae.fr/actualites/pesticides-lair-comment-mesurer.

[6] https://www.inrae.fr/actualites/alternatives-au-glyphosate-grandes-cultures-evaluation-economique.

[7] Parmi lesquelles figurent Action Climat, la Confédération paysanne, la Ligue contre le cancer, le Réseau Environnement Santé, et l’UFC Que Choisir.

[8] Pour plus de détails, cf. https://ec.europa.eu/food/horizontal-topics/farm-fork-strategy_fr

[9] Résolution du Parlement européen du 20 octobre 2021, cf. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0425_FR.html

[10] Rapport spécial 05/2020. Utilisation durable des produits phytopharmaceutiques : des progrès limités en matière de mesure et de réduction des risques.

[11] Référé n° S2019-2659, Le bilan des plans Écophyto, Cour des Comptes, 04/02/2020.  

[12] Réduction des pesticides en France : pourquoi un tel échec ? publié le 09 février 2021, mis à jour le 14 septembre 2021. Cf. https://www.fondation-nicolas-hulot.org

[13] De 2009 à 2018 où les ventes de pesticides ont atteint le record de 62 855 tonnes.

[14] Le montant de cette redevance varie entre 0,90 € et 9 € pour un kilogramme de substance active.