« Je suis convaincu qu’il s’agit d’une fumisterie ». Le sociologue n’y va pas par quatre chemins pour évoquer ce qui fait l’objet de doctes colloques, de modèles, de recommandations, de conseils, sans parler de quantité de formations. Pour Norbert Alter, le management est non seulement en crise, mais « il n’a plus de sens ». Et plutôt que d’ajouter un énième livre savant et critique, il adopte la forme du pamphlet sous la forme d’une fiction ravageuse autour d’un personnage de consultant désabusé dont on suit le parcours sinueux dans un cabinet-conseil en management plus vrai que nature. D’ailleurs, pour désacraliser encore le sujet du management, il n’a rien trouvé de mieux que l’appeler le « machin »… C’est percutant, impertinent, criant de vérité, drôle autant qu’il est possible. Norbert Alter dont on connaît les travaux sur l’innovation, le don ou la différence s’est lâché dans ce livre. On ne s’en plaindra pas tant la question du management a été abusivement élevé au rang de « totem » devant lequel se prosternent tout un tas de gens du côté des entreprises, des consultants, des communicants, voire de certains pontes des sciences de gestion.

La « pensée » managériale est en faillite et elle prétend faire croire le contraire en produisant sans cesse de nouveaux mots et des artefacts sophistiqués censés résoudre ce problème vieux comme les organisations, à savoir obtenir des salariés qu’ils fassent ce qu’on voudrait qu’ils fassent. Les tribulations du consultant que N. Alter nous propose de suivre nous entraînent dans le dédale des innombrables locutions et outils créés au fil du temps pour donner corps au management. Trois lettres capitales reviennent comme un leitmotiv. Le « P » de programmer. Le « S » de standardiser et le « C » de coordonner. L’acronyme PSC est le couteau suisse de notre consultant en toutes circonstances et organisations. Les mots, souvent vides de sens, peuvent changer selon les époques, les dispositifs, toujours plus raffinés, peuvent se succéder, il reste une constante : il faut impérativement remplacer les solutions que les salariés trouvent au quotidien par des montages aussi abstraits que problématiques pour produire de l’engagement. Alors, on rationalise à tout va, on « gère » le changement dans les moindres détails, on communique « la » transformation.

C’est coûteux, souvent inefficace. Cela a en tout cas pour effet en général d’aboutir à un changement auquel les salariés « résistent », ouvrant à la suite la voie d’un mouvement perpétuel. Le management n’est jamais en manque de nouveauté, abreuvé par des cabinets-conseil dont la mission est d’entretenir et de soutenir le machin. N. Alter nous régale de détails sur l’inventivité et l’étendue du bric-à-brac managérial ou plutôt machinal. On est frappé par l’éloignement du social. Le management se méfie comme de la peste de ce que les salariés peuvent créer par eux-mêmes dans les équipes, ateliers ou services. C’est un peu comme s’ils étaient dépourvus d’intelligence en propre pour bien faire leur travail. Seul le management a, ou doit avoir, l’intelligence de l’organisation. Bien sûr, ça ne marche pas comme ça, mais on fait comme si pour garder la main, ce qui justifie ce raffinement et ce déluge de propositions pour montrer que l’on contrôle la situation. En fait, le pot aux roses, c’est le contrôle, même quand on ne contrôle rien. Un autre sociologue, Jean-Daniel Reynaud, avait en son temps parlé des trois régulations à l’œuvre dans l’entreprise (la régulation de contrôle, la régulation autonome et la régulation conjointe). Même s’il se cache sous des habits toujours neufs, le management a gardé l’obsession du contrôle. L’autonomie, voilà encore et toujours l’ennemie. Alors Norbert Alter, sociologue en liberté, insiste pour qu’on foute un peu la paix aux salariés avec les obsessions du « machin ». Salutaire.