Le développement personnel (DP) n’est pas un objet noble. Peu nombreux sont les universitaires daignant s’y intéresser[1] selon une attitude mêlée de dédain et d’indifférence qui sied aux gens de bonne compagnie. On ne saurait leur en faire grief au vu des titres des livres de DP qui fleurissent en toute saison dans les librairies : C’est décidé, je m’aime !, Osez la bienveillance, Faites le choix du bonheur ou Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même[2].Pour ce dernier titre, l’éditeur annonce fièrement qu’il a « changé la vie d’un million de lecteurs ». Ce qui n’est pas rien… Au-delà de l’argument marketing, certains de ces titres se maintiennent dans le classement des meilleures ventes en France depuis sept ou huit ans et le livre de Natacha Calestrémé, La clé de votre énergie[3], paru en 2020, occupa même la première place. Si l’on ajoute à cela magazines, émissions, podcasts, stages et formations, prestations d’instagrameurs et d’influenceurs, c’est toute une nébuleuse qui apparaît, sinon fumeuse du moins gazeuse, c’est-à-dire mouvante. Là est la première difficulté pour qui s’intéresse au sujet.
Car à tirer le fil, ou la ficelle, de la pelote du DP, on constate qu’il relie nombre de domaines, de la psychologie au management, en passant par la spiritualité, la religion, la philosophie ou le coaching. Il fonctionne en effet par agrégation, s’appropriant des domaines en ayant soin de choisir ce qui lui semble compatible avec sa démarche. Quelle est-elle ? On donnera ici une définition large et neutre puisqu’à trop la préciser on risquerait de laisser de côté certains de ses aspects. Le DP est un ensemble de pratiques visant à la connaissance et à l’optimisation de soi, de son rapport aux autres et au monde dans une recherche de sens. Mais l’intention n’est pas pour autant sacrifiée à l’extension puisque le DP est tout sauf neutre. C’est là l’erreur commune que de considérer qu’on aurait ici affaire à une nouvelle émanation de la méthode Coué (1901) et que, s’il ne s’agit là que de reformuler des formules de bon sens, du moins cela ne fait-il pas de mal.
Le DP est donc mouvant, liquide, hybride. Il est une forme qui adapte les contenus selon ses intentions. Ainsi des domaines que nous venons de citer. Il utilisera, par exemple, le terme d’inconscient, mais en fera le lieu d’une ressource à exploiter. Il citera des philosophes, en particulier antiques, mais en les extrayant de leur contexte historique et social (le fameux « Connais-toi toi-même » c’était déjà du DP). Il importera des traditions du monde entier (ikigaï japonais, ho’oponopono hawaïen, hyyge danois, méditation zen, chamanisme amazonien, etc.) en les vidant de leur sens originel afin de les adapter aux papilles occidentales. Quant à la spiritualité, elle devient le mot-valise du moment, le nouveau totem irradiant d’une pureté originelle retrouvée (ou plutôt inventée) qui nous délivrerait des excès de la religion (trop dogmatique, trop contraignante). De ces enseignements accommodés à la guimauve, le « DPiste » (promoteur ou sectateur du DP) n’attendra qu’une chose : qu’ils servent. Car le mantra du DP est le suivant : tu possèdes en toi les capacités (souvent insoupçonnées) pour faire face à toutes les situations. Et des personnes bien intentionnées sont là pour t’aider à y parvenir.
En effet, dans le DP tout part du moi. À tel point qu’on l’a tôt taxé d’individualisme ou d’égotisme. Quelle avanie… À cela le DP répond qu’il n’en est rien puisqu’il prône un épanouissement grâce à la connaissance de soi. Et cet épanouissement ne peut que profiter à tous : si je me sens bien, je ferai du bien autour de moi et mes proches iront bien à leur tour et ainsi, de proche en proche, c’est la société elle-même qui ira mieux. On retrouve là un leitmotiv du New Age selon lequel il faut se changer soi-même afin de pouvoir changer le monde. Ce précepte digne de la belle âme hégélienne n’a qu’un défaut : il relève de la pensée magique. Car pour le DP, deux entités se font face, le moi et la société. Celle-ci est le domaine des masques, des faux-semblants, de l’hypocrisie. Seules des consciences purifiées pourront l’amener à se transformer. Une nouvelle avant-garde éclairée en somme. Nul affrontement dialectique ici, aucune lutte, simplement la propagation d’une évidence, comme une bienveillance merveilleusement contagieuse.
Pour autant, nous ne sommes pas ici sous le régime de l’illumination. Être heureux c’est un travail. Il y a des pas, des étapes, des habitudes, des protocoles à instituer. 4, 5, 7 ou 22, le chiffre varie et n’a aucune justification, l’important étant d’y croire. Dès lors il ne s’agit pas seulement de se connaître soi-même, il faut se surveiller soi-même. Pratiquer avec assiduité, suivre ses progrès, se discipliner ; persévérer dans son maître en quelque sorte. S’étant enfin débarrassé de la religion, le DPIste se retrouve ascète, quelle ironie…
Toujours en quête d’adjuvants et de cautions scientifiques, le DP bégaiera neurosciences, principalement plasticité neuronale afin d’insister sur notre capacité innée à nous changer nous-mêmes. Il recevra surtout le concours de la psychologie positive, nouvelle venue dans la discipline et qui repose sur cette idée de génie : les thérapeutes n’ayant fait que soigner les malades, il importe désormais de s’occuper des bien portants. Autrement dit, on n’aidera pas ceux qui vont mal à aller mieux mais ceux qui vont bien à aller encore mieux. Or, comme chacun sait, faire bien c’est bien mais faire mieux ça n’a pas de fin puisqu’on peut toujours faire mieux.
Dès 2004, Valérie Brunel[4] avait démontré comment le management s’était trouvé fort aise d’enrôler le DP dans ses pratiques dans un mouvement de psychologisation des rapports de travail masquant les relations de pouvoir. L’apparition de notions sinueuses, telles que compétences, soft skills, talents, savoir-être, marque le déplacement du modèle taylorien fondé sur la tâche dans un contexte de management vertical à celui, horizontal, du néomanagement. Pour ce dernier, exit la pression et la hiérarchie, place à l’investissement de soi et à l’épanouissement dans le travail. Plus de patrons mais des managers, plus de salariés mais des collaborateurs. À défaut de changer les choses, changeons les mots. Puisque, bien entendu, la relation de subordination reste valide pour tout salarié. On aura reconnu là l’euphémisation générale qui transforme les salariés en « ressources humaines » et les licenciements en « plans de sauvegarde de l’emploi », ainsi que l’a démontré Agnès Vandevelde-Rougale[5]. Cette langue de bois, ou de coton, n’est pas seulement une façon de présenter la réalité sous un jour meilleur, elle se veut performative et exige le conditionnement de tous au sein de l’entreprise. Cet enrôlement n’entend pas contraindre mais convaincre, non pas exiger mais suggérer (instamment). Or, lorsque ce sont les attitudes et comportements, les qualités personnelles (assertivité, créativité, agilité, résilience… toutes qualités reconnues comme socialement désirables) qui doivent prévaloir, ce n’est plus le salarié qui est mobilisé à une tâche mais l’individu qui s’implique dans un projet. Mais si ce projet nécessite un engagement personnel, c’est-à-dire une responsabilité, celle-ci s’appliquera également à son échec éventuel. Et qui peut se prévaloir de n’avoir jamais échoué ? À cette aune, le salarié n’a plus seulement des projets, il est lui-même projet.
La psychologisation des relations de travail s’est accompagnée de son individualisation. C’est désormais à chacun de mener sa barque, d’entretenir son employabilité, c’est-à-dire l’intérêt qu’on peut avoir à investir en lui. Entretiens individuels, rémunération personnalisée, parcours subjectif, le néolibéralisme a peu à peu réussi à esseuler le salarié en lui inculquant l’art du personal branding permanent. Diviser pour mieux régner, les vieilles formules sont souvent les meilleures. C’est désormais à chacun de tirer son épingle du jeu en mobilisant toutes les ressources à sa disposition afin de se démarquer dans un régime de mise en concurrence généralisée. Et celle-ci fonctionnera d’autant mieux avec l’assentiment de ceux qui s’y ébattent, convaincus qu’ils sont que c’est là l’exercice même de leur liberté. En épousant les canons du néomanagement, en se montrant pourvus des qualités qu’on attend d’eux alors même qu’ils croient se réaliser, s’affirmer, se distinguer, ils chérissent leurs chaînes. Les marxistes dénonçaient l’aliénation d’antan ; ici s’exerce une aliénation au carré. Autrement dit, une servitude volontaire. La contrainte est à ce point intégrée qu’elle est vécue sous le mode de la nécessité intérieure.
Cette autopersuasion est la même que celle des DPistes, ce qui importe ce n’est pas la réalité mais le regard qu’on porte sur elle. On ne peut la changer ? Changeons notre façon de la voir. Le pasteur Norman Vincent Peale, auteur du long-seller La puissance de la pensée positive (1952)[6] écrit : « Il faut visualiser la vérité désirée plutôt que la réalité », ou bien « Les attitudes sont plus importantes que les faits ». Donald Trump s’est d’ailleurs présenté comme étant son meilleur disciple, son père l’emmenant écouter les sermons du pasteur chaque dimanche matin durant sa jeunesse. Changer sa façon de voir les choses, changer sa façon de se voir soi-même, tel est le chemin qui mène à la transformation. Car le DP entend produire des effets sur le lecteur et l’auditeur. Les efforts demandés doivent donner des résultats selon un schéma problème/solution tout pragmatique. On retiendra ce qui marche et rejettera l’inefficace. Et, selon les auteurs d’ouvrages de DP, qui s’adressent directement au lecteur et le prennent à témoin en lui narrant leur propre parcours (exemplaire donc), ce qui a réussi pour eux réussira pour lui. Ceci repose sur une conception du sujet particulièrement optimiste puisque, quelques conseils, trucs et astuces aidant, chacun pourra prendre conscience de ses faiblesses et y remédier. Pour ce faire, il suffit de se débarrasser de ses « croyances limitantes », comme on élimine une pellicule de scories sous laquelle se tient sagement notre moi, notre vrai moi, notre moi authentique. Ce moi dont on suppute la transparence à lui-même, la toute-puissance également, enjambe allègrement tout l’enseignement de la psychologie qui est devenue scientifique justement en évacuant l’introspection. Qu’à cela ne tienne : la volonté triomphe de tout. Il est vrai que le DP peut aider certains au moment de crises, de doutes, d’errances. Mais combien d’autres ont-ils sombré dans la déconsidération d’eux-mêmes en constatant que la volonté ne suffit pas ou bien qu’il faut vouloir vouloir.
Tout comme le management actuel, le DP confond l’être et le devoir être. Ils se placent alors dans un entre-deux, dans l’espace entre une réalité niée et une autre fantasmée. Tout l’effort consiste donc à combler l’écart entre les deux. Pour le premier, ce sera les prévisionnels, reportings, audits et indicateurs en tout genre, façon de réformer ce qui est ; pour le second les techniques, méthodes, tactiques et recettes pour reformuler ce qu’on est. Pour le premier, les chiffres disent la vérité sans reste ; pour le second l’authenticité du moi est la seule vérité. Mais il n’est pas jusqu’au langage lui-même qui ne se trouve pris dans les rets de ces dispositifs. L’un des ouvrages de DP les plus vendus (près de 800 semaines de présence dans les 50 meilleures ventes en France), Les quatre accords toltèques[7] (tout aussi toltèques que ma grand-mère), salmigondis de considérations mièvres et oiseuses, émet ce mantra : « Que votre parole soit impeccable ». Se gausser de cette farce serait la réaction la plus appropriée si d’une part les chiffres de vente n’atteignaient cette proportion effarante et si d’autre part cette coction ne faisait des émules dans le monde professionnel. Est ainsi paru Manager avec les principes toltèques (troisième édition)[8]. Sans recul aucun, on nous narre ici combien « des principes qui nous viennent d’une sagesse ancestrale multimillénaire » (sic) peuvent aider à manager une équipe.
Cas pratique : Prenons le cas d’une salariée qui serait victime de harcèlement. La situation dure, empire, causant doute, douleur et détresse de celle qui, à bout de nerfs, décide d’en parler à sa/son responsable RH, féru de « toltèqueries ». Peut-on concevoir qu’une parole de souffrance soit impeccable ? Certes non. Il lui faudra donc reformuler ce qu’elle ressent, et passer son mal-être au tamis d’une langue aseptisée afin de ne surtout pas sembler agressive, ce qui (c’est un comble) se retournerait contre la victime. Mais que reste-t-il de cette souffrance une fois la parole devenue « impeccable » ? Déniée, désamorcée, défigurée, elle devient procédurale et laisse la salariée seule avec son angoisse, à laquelle s’ajoute à la fois l’amertume de ne pas être prise au sérieux et la consternation de voir le fautif absous, certifiant avec componction qu’on ne l’y reprendrait plus. Ite missa est.
C’est donc jusqu’à sa langue même dont l’individu se trouve dépossédé, contraint de passer sous les fourches caudines d’un idiome qui déréalise ce qu’il pense et ce qu’il vit. Le New Age invitait à « créer sa propre réalité ». Ses principes essaiment encore aujourd’hui dans le DP et dans le management, jamais avare d’injonctions paradoxales qui entraînent des conflits éthiques sources de burn-out et dépressions. Ce déni du réel, cette hantise du contingent sont le signe des efforts souvent pathétiques de nos contemporains pour surnager dans un monde perçu comme instable et en perpétuel changement. L’authenticité recherchée n’est plus alors qu’une identité narrative imaginaire. Non pas d’un imaginaire créateur d’alternatives mais d’un imaginaire de conformité, de sujétion et d’expropriation de soi. Se croyant autonome (c’est-à-dire fixant ses propres lois), le sujet néolibéral devient, via le DP et le néomanagement, le produit sans cesse optimisable dans lequel investisseurs, bailleurs, employeurs, partenaires décideront, ou non, d’investir. Jusqu’à l’usure.
[1]-À l’exception de Nicolas Marquis, d’Eva Illouz ou de Michel Lacroix notamment. [2]- Louise Bourbeau, Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même, Pocket, 2013.
[3]-Natacha Caletrémé, La clé de votre énergie. 22 protocoles pour vous libérer émotionnellement, Albin Michel, 2020. [4]-Valérie Brunel, Les managers de l’âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, La Découverte, 2004. [5]-Agnès Vandevelde-Rugale, La novlangue managériale, Érès, 2017, notamment. [6]-Norman Vincent Peale, La puissance de la pensée positive. Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie, Marabout poche, 2019. [7]-Don Miguel Ruiz, Les quatre accords toltèques. La voie de la liberté personnelle, Jouvence, 2013. [8]-Laurence Aubourg et Olivier Lecointre, Manager avec les principes toltèques. Le guide pour mieux vivre et réussir en équipe, De Boeck, 2022.