Ils montrent que la résilience face à des situations de guerre ou de crise dépend des collectifs de travail et de l’organisation qui donnent plus ou moins de ressources pour faire un travail valorisant et dont on peut être fier, pour produire le sens, la reconnaissance et les résultats qui justifient les efforts consentis et les contraintes subies.

L’humanitaire en situation de conflit

Dans sa thèse, Ludovic Joxe[1] a étudié le rapport au travail des expatriés de Médecins sans frontières (MSF). Un coordinateur de projet évoque l’attrait de son organisation pour les crises. Alors que l’humanitaire est parfois critiqué (néocolonialisme, infantilisation des populations et des acteurs locaux, gaspillages, etc.), l’intervention d’urgence fait plus facilement sens et consensus. De plus, il y a une vraie fierté collective à être capable de monter et faire fonctionner rapidement un hôpital de campagne dans une situation de conflit, ce que très peu d’autres organisations sont capables de faire. Face aux enjeux, l’action est à la hauteur. Beaucoup estiment, malgré les difficultés, qu’il peut être enrichissant de se confronter à des situations exceptionnelles.

Bien sûr, pour que l’intérêt l’emporte sur les risques et les contraintes, certaines conditions sont indispensables : que les expatriés puissent avoir les moyens et la latitude de mettre en œuvre et de développer leurs compétences ; que l’organisation soit à la hauteur pour garantir un cadre de vie et de travail correct et relativement sûr. Même si tous les risques ne peuvent être évacués, ceux qui subsistent doivent être minimaux et justifiés par le but à atteindre. Ludovic Joxe fait état des critiques émises par les salariés quand la gouvernance ou la logistique sont jugées défaillantes face aux épreuves, y compris dans les « détails ».

L’exemple des diplomates

Lors de l’étude collective menée sur le rapport au travail des diplomates[2], une question était posée sur le meilleur souvenir durant leur carrière. À notre surprise, beaucoup ont évoqué un épisode de pays en guerre… Comme pour les humanitaires, dans ce type de situation le métier semble avoir le plus de sens et de justification. Ce sont aussi les relations hiérarchiques, habituellement pesantes au quai d’Orsay, qui deviennent plus simples et directes. Plusieurs jeunes diplomates ont eu, dans ces situations de crise, plus de responsabilités et de marges de manœuvre, leur travail a été mieux valorisé, des moyens supplémentaires leur ont été accordés. À l’inverse, un diplomate a dû gérer une catastrophe naturelle dans un pays ayant peu de poids dans l’agenda géopolitique français. Il a mal vécu le décalage entre son fort investissement personnel et le désintérêt tant de ses autorités de tutelles que des médias. Son travail était limité, voire entravé, par des consignes insuffisantes ou inadaptées. Or, l’action empêchée « chronicise » le stress.

Soignants face au covid

La première vague a été difficile pour l’hôpital. La confrontation à une maladie mortelle et méconnue, la désorganisation des collectifs de travail avec des soignants venus de différents services, voire d’autres établissements, la plus grande difficulté à gérer les fins de vie (et en partager le poids) du fait de l’impossibilité de mettre en œuvre des protocoles incluant l’équipe et les familles, la peur d’être contaminé et de contaminer ses proches (ce qui fut malheureusement parfois le cas), le manque de moyens (respirateurs, masques, gel, tests, etc.) pour prendre correctement en charge les malades et appliquer les mesures barrières, parfois la nécessité de faire un tri des patients pour savoir qui pourrait accéder à la réanimation, la déprogrammation des activités habituelles de l’hôpital faute de lits et de personnels disponibles, les heures supplémentaires… ont pesé fortement sur les épaules des soignants. Mais le sens de leur travail et l’importance de leur mission n’ont jamais été aussi évidents et reconnus. La situation exceptionnelle renforce un engagement déjà fort. Dans les services hospitaliers, l’urgence et l’importance des tâches à accomplir favorisent des relations professionnelles plus informelles, une ambiance de solidarité et d’implication collective, y compris avec les habitants et les entreprises. Face aux difficultés et à l’incertitude, la capacité des équipes de soins à réagir ensemble pour trouver des solutions inédites, et adaptées au contexte local, renforce le moral de chacun et le sentiment de contrôler, malgré tout, la situation. L’urgence a permis plus d’autonomie des équipes qui ont pu se reprendre pour affronter les difficultés[3]. Mais la prolongation de l’épidémie, le retour dès la seconde vague des tutelles administratives et de la politique de fermeture de lits, ont conduit à une usure et une démoralisation qui se sont traduites par un doublement des arrêts-maladie (covid, mais aussi burn out précoces), des cessations anticipées d’activités et des conflits sociaux ou interpersonnels dans beaucoup d’hôpitaux.

En l’absence d’une possibilité de réaction valorisée et valorisante, les dangers et traumatismes sont plus lourdement ressentis. Les psychiatres ayant étudié les vétérans américains de la guerre du Vietnam ont montré que leur syndrome de stress post-traumatique était d’autant plus fort et fréquent (par rapport à d’autres conflits) qu’ils avaient participé, aux yeux de nombre de leurs compatriotes, à une « sale guerre ». Ils n’étaient plus des héros, mais des salauds.

La possibilité de surmonter un traumatisme dépend du sens qui sera donné a posteriori à la situation, et de la capacité individuelle et collective d’agir. Par un partage social des émotions (informel ou à travers des débriefings), la capacité du collectif à redéfinir positivement le sens et les finalités de l’action, le soutien et la reconnaissance des pairs et de la hiérarchie, l’action efficace, l’épreuve subie peut devenir une façon d’éprouver son professionnalisme, de valoriser son savoir-faire et les sacrifices consentis, de se sentir pleinement utile. Ces remarques concernent des professionnels conscients des risques de leur engagement et ayant les ressources pour affronter les situations difficiles et leur donner du sens. Elles ne sauraient s’appliquer aux populations civiles bloquées sous les bombes russes d’une guerre qui leur est imposée.

[1]Les Ressorts de l’(in)satisfaction, 2019, thèse soutenue le 17-06-2019 à la Sorbonne Paris Cité.

[2]- Françoise Piotet, Marc Loriol et David Delfolie, Splendeurs et misères du travail des diplomates, Hermann, 2013.

[3]- Marc Loriol, Séverin Muller, Stephen Bouquin, Marie Potvain, Véronique Soulas, « Des soignants pris en tenaille entre la pandémie et les réformes néolibérales de l’hôpital », Les mondes du travail, n° 26, p. 57-82, 2021.