David-Olivier Caron

Les cadres douaniers en manque de soutien

 

Je suis encadrant dans une brigade de l’autorité douanière, dite de la surveillance, rattachée au ministère de l’Économie. Les agents sont en armes et en uniforme, dans les ports, aéroports, gares et tunnels internationaux ou tout simplement au bord des routes ou encore aux péages. Ils sont chargés particulièrement de lutter contre la fraude et les trafics internationaux, en soutien des intérêts économiques du pays et de l’Union européenne.

En matière de gestion des ressources humaines, notre culture est très légaliste, voire égalitariste. Les conséquences de la réforme du dialogue social en cours, avec la suppression notamment des commissions administratives paritaires, sont décevantes pour les cadres car concrètement, au moment des choix, l’Administration met en concurrence des métiers et des fonctions très différentes : chef de brigade (manager), enquêteur (juriste), rédacteur (expert), etc. Les cadres dénoncent une absence de lisibilité. Nous avons mis en place des voies de recours, obtenu des droits à l’information – et principalement celui d’avoir accès aux avis des N+1 et N+2 qui ont transmis la demande de promotion – de même que des droits à la médiation. La CFDT Douane s’inscrit pour les cadres dans une logique de parcours de carrière et d’accompagnement des adhérents tout au long des diverses étapes de leur vie professionnelle.

Coté contractuels, ils sont recrutés sur des compétences ou plutôt sur des vacances de compétences donc, très souvent, c’est du niveau cadre. S’il existe une concurrence ou une défiance, elle reste relative et pourrait être définitivement levée avec une politique ambitieuse de valorisation des acquis de l’expérience (VAE) et de formation. L’exemple le plus marquant est l’aéromaritime douanière. Les besoins en spécialistes de tout ordre pour mettre en action les avions, hélicoptères et navires sont importants, le recours aux contractuels est indispensable. Mais il existe aussi des compétences en interne à valoriser et cela nécessite une politique spécifique aux cadres et d’accès à la catégorie A. Pour y répondre, il faudrait un effort budgétaire afin de créer un taux de promotion ad hoc ainsi qu’un effort de VAE.

En douane, on enchaîne les restructurations depuis l’ouverture du marché unique en 1993, si bien que nous avons perdu plus de la moitié de nos effectifs. Se sont ensuivies restructuration sur restructuration sur la base de plans, dits de modernisation (RGPP, Douane 2012, CAP 2015, PSD, etc.) et, au hasard des besoins et de l’actualité internationale, des créations d’emplois (Plan de lutte anti-terroriste PLAT, Brexit, etc.). Dernièrement, le gouvernement a décidé de nous retirer un de nos piliers, à savoir l’ensemble de nos missions fiscales qui vont être transférées d’ici 2024 aux finances publiques. C’est un choc pour l’ensemble de la corporation, une réforme qui va durablement déstabiliser notre réseau ! Je dirais que le manager est au centre de ce contexte difficile. Relais de la direction et réceptacle de la colère des agents. Et quand le plan est massif et inefficient sur le plan professionnel, il est lui-même opposé à la réforme. Sa position est intenable, faute de lisibilité stratégique sur le long terme, de collégialité dans la prise de décisions, de soutien aussi. Le chef de service, cadre de proximité, doit assumer seul le service après-vente d’une décision qui vient de très haut. Parfois, on assiste à la politique de la « patate chaude » entre cadres, l’un renvoyant à l’autre la responsabilité d’annoncer ou d’organiser… Ces situations manquant de collégialité et d’anticipation, créent inévitablement un malaise qui est durement ressenti. Il faut revoir totalement les politiques publiques afin que les réformes soient acceptables, anticipées et accompagnées d’un plan d’accompagnement social de haut niveau.

 

Nathalie Marczak

L’amertume de l’encadrement dans le sanitaire et le social

 

Permettons aux cadres d’œuvrer et de gérer dans une autonomie qui respecte leurs responsabilités réelles.

Les accords du « Ségur de la santé »[1] ne semblent pas réduire l’insatisfaction et l’amertume des professionnels. Le caractère historique d’une telle négociation est indéniable, tant par l’ampleur des problématiques abordées – depuis l’attractivité des métiers jusqu’à la gouvernance des établissements – que par le volume financier consacré à la revalorisation. Mais… il semble bien que quelque chose ait été manqué en cette occasion et on peut faire l’hypothèse que la reconnaissance complète attendue n’était pas au rendez-vous. Les agents de la fonction publique hospitalière (FPH), cadres inclus, attendaient de voir reconnu le service rendu à la population au-delà du temps de la crise sanitaire. Ils l’espéraient au regard du sens de leurs activités centrées sur le soin et l’accompagnement de l’autre – quand il est rendu vulnérable par la maladie, le handicap ou l’âge – et qui est une des manifestations premières de l’humanité, comme le montre par exemple l’archéologie du handicap[2]. C’est le virage du sens de l’activité de ces professionnels qui a été raté pour passer d’une vision utilitariste à une vision non comptable qui considérerait les soins et les établissements qui les dispensent comme une richesse et non comme des sources de dépenses publiques.

De la reconnaissance du soin et de l’accompagnement à la reconnaissance de ceux qui y participent, incluant la confiance accordée aux cadres qui animent, pilotent et dirigent l’organisation de ces activités, il semblait qu’il n’y avait qu’un pas. Cependant, les signes de mépris à l’égard des fonctionnaires et des cadres se sont rapidement multipliés. Des consignes paradoxales décidées sans consultation des professionnels du terrain au contrôle tatillon de procédure déconnectée du terrain, les cadres ont reçu leur lot de défiance dès que l’administration de la santé a retrouvé ses esprits, après un coma « technocratique » qui a souvent laissé les responsables des établissements seuls à la manœuvre. De la reconnaissance étriquée de la covid comme maladie professionnelle à la distribution clivante de primes covid ou du complément de traitement indiciaire à géométrie variable, un nombre trop important de messages et décisions maladroits a réanimé le sentiment d’être mal appréciés, maltraités, mal soutenus et défendus par un État qui joue un jeu dangereux en présentant les cadres de direction comme de mauvais objets aux autres acteurs professionnels de la santé et du social, depuis les médecins jusqu’aux citoyens eux-mêmes. Incarnant l’autorité publique, un cadre de direction cristallise facilement le mécontentement en portant la responsabilité directe des disfonctionnements du système de santé. Mais la stigmatisation de fonctions supports (administratives en premier lieu) trop coûteuses est souvent l’expression d’une perception déformée des nécessités de fonctionnement d’un établissement sanitaire et social. Depuis 20 ans, les emplois administratifs n’ont cessé de perdre du poids dans les établissements malgré le renforcement des tâches liées au système de financement (codage, facturation) et à la communication patients-ville-hôpital[3], et les cadres de direction en établissements publics sont environ 13 % de moins qu’il y a 10 ans.[4]

De ce point de vue, la question des contractuels est souvent lue par les cadres de direction comme un élément de la politique de défiance de l’État. Leur introduction a été imposée dans les emplois supérieurs de la FPH comme un élément de modernisation et de diversification des profils, voire comme une égalité d’accès à l’emploi public. Mais il est aussi interprété comme un outil de la déconstruction statutaire. La place des contractuels dans l’encadrement supérieur de la FPH sous-tend régulièrement les élans fantasmatiques de l’État vers les cadres formés dans les écoles de commerce et issus du secteur privé, supposés enrichis de ce que les écoles de l’État ne seraient pas à même de leur apporter. La question n’est pas celle des qualités et compétences dont ces cadres sont pourvus, mais celle des effets secondaires mal maîtrisés dans cette pulsion et, en particulier, de la place ambiguë de ces contractuels qui ne sont pas inclus dans les instances du dialogue social. L’importation de compétences et de méthodes de gestion particulières au secteur privé percute le service public quand les outils de gestion et indicateurs prennent le pas sur l’objectif et le sens de l’activité. L’État tombe alors dans le piège de la contradiction entre les résultats immédiats de la gestion et l’utilisation à bon escient des fonds publics ou socialisés.

L’enquête Kantar pour la CFDT Cadres illustre que les attentes concernant les conditions de travail l’emportent sur tous les autres sujets de rémunération, de statut ou de place des contractuels, et nous nous y reconnaissons. Après l’effort de la Nation pour le Ségur de la santé – rattrapage, encore incomplet, de trop nombreuses années de stagnation du point d’indice et symbole du manque de soutien accordé par l’État aux fonctionnaires de la santé et du social –, l’évidence est que la seule rémunération ne suffit pas à répondre aux besoins profonds des professionnels. Le niveau des effectifs, les conditions de travail, la participation aux choix et aux décisions de leur champ d’action sont également en jeu.

L’expression recueillie dans l’enquête montre que 20 ans de compression budgétaire, de protocolisation des actes soignants et du travail, de quantophrénie et de « Meccano » institutionnel dans les établissements de la santé et du social conduisent à une dégradation des conditions de travail et à l’accroissement des risques psycho-sociaux : surcharge de travail, saturation émotionnelle, perte de l’autonomie et de la marge de manœuvre, dégradation des rapports sociaux et des relations de travail, conflits de valeur... Il n’y a pas de confort dans l’exercice professionnel sanitaire et social, que l’on soit fonctionnaire ou contractuel.

L’établissement où ils travaillent n’incarne plus le lieu de la réalisation personnelle dans un travail collectif de qualité. Les cadres de direction, et assurément tous les cadres de la FPH, ne veulent pas être des outils de transmission comparables aux bras d’un robot chirurgical : ils veulent faire leur travail et y prendre plaisir. Leur demande est de revenir à davantage d’autonomie et de responsabilité dans l’organisation, en faisant appel aux compétences et en libérant les capacités d’initiative.

Pour les cadres dits de proximité, c’est être présents sur le terrain et contribuer à la régulation des situations de travail concrètes. Pour les cadres dits dirigeants, c’est contribuer à l’utilité sociale de leurs établissements et à la juste réponse aux besoins de la population par une gestion qui rend les professionnels gérés, fiers et heureux de leur travail. Ni passe-plats, ni fusibles d’une politique publique, ils attendent un management moins vertical et moins obsédé par les procédures et les économies. Un management efficace et à l’écoute des équipes est un management qui inclut la proximité à tous les niveaux.

 

Muriel Duroure

Les cadres ne se définissent plus (que) comme des « chefs » !

 

J’ai mené une enquête auprès d’une cinquantaine de cadres CFDT du département et de cadres adhérents directs au syndicat Interco 33 ou membres de petites sections syndicales. L’enquête portait sur leurs motivations et leurs attentes à l’égard du syndicat dans un contexte de renouvellement des instances syndicales et de préparation des élections professionnelles de décembre 2022.

Les fonctionnaires sont classés par filières, par métiers et par niveaux hiérarchiques. Il y a donc des encadrants dans tous les niveaux, de l’agent de maîtrise en catégorie C à un directeur général en catégorie A ; parallèlement tous les cadres « A » n’ont pas de responsabilités d’encadrement : ils ne sont pas « cadres » au sens commun du terme. En ce sens, il n’est pas évident pour les assistants sociaux, par exemple, de se sentir appartenir à la hiérarchie. En revanche, le sentiment de responsabilité est de moins en moins corrélé à la fonction hiérarchique : les cadres ne se définissent plus (que) comme des « chefs » !

La quasi-totalité des personnes que j’ai entendues dans le cadre de l’enquête – qui étaient des cadres en position de responsabilité soit hiérarchique, soit transversale, soit sur le pilotage de grands projets – revendiquaient les attributs de ce « titre » : responsabilité, exemplarité, incarnation de l’institution au quotidien auprès des partenaires et des usagers, conseils aux élus et aux collègues représentants du personnel… Au département, qui est le deuxième employeur de la Gironde, la plupart cherchent à produire et à rendre visible une spécificité du « cadre CFDT », notamment dans les approches managériales.

Je n’ai pas perçu d’ostracisme à l’égard des contractuels ni de dénigrement des titulaires pendant mon enquête. Mais j’ai senti, d’une part, de la résignation face au délitement du statut vécu comme inéluctable, d’autre part, la reconnaissance de l’agilité des fonctionnaires porteurs de transformation de l’action publique. Au département, qui a eu des difficultés à recruter dans des métiers en tension, plusieurs titulaires ont développé de véritables plaidoyers pour que les agents contractuels soient traités avec les mêmes égards que les titulaires. Au niveau du département, la section CFDT a fait des propositions – dans le cadre d’un projet d’administration en cours d’élaboration – largement inspirées par les entretiens menés avec les cadres : pour des entretiens de carrière, pour de nouvelles formes d’évaluation, pour la prise en compte des fonctions transversales et de différentes formes d’expertise… Nous voulons valoriser d’autres formes de reconnaissance, pour les cadres, que le seul encadrement hiérarchique pour lequel certains d’entre eux sont inadaptés et qui, en ce cas, fait des dégâts.

Dans beaucoup de petites collectivités, ce sont la carence de culture territoriale et un manque de culture du service public des élus qui sont pointés : méconnaissance du rôle de cadre, manque de considération pour le dialogue social…

La notion française de service public fonde le statut de la fonction publique avec ses droits mais surtout avec les obligations qu’il nous impose et qui protègent nos usagers de l’arbitraire. Derrière le service public et le statut, il y a les usagers, leurs besoins, leurs attentes, leurs déceptions et, parfois, leurs détournements des droits démocratiques :
« gilets jaunes », mouvement guadeloupéen, mais aussi abstention aux élections politiques ou professionnelles.

Mettre explicitement les valeurs fondamentales du service public et de la République au cœur de l’action publique et de la communication, y compris de la nôtre à tous les niveaux de nos organisations, est un enjeu pour la compréhension des évolutions de la fonction publique et du service public pour la fluidité des relations usagers-fonctionnaires-élus, pour la démocratie.

[1]- Consultation des acteurs du système de soin français, mi-juillet 2020, dans un contexte pandémique.

[2]- Valérie Delattre, Handicap : quand l’archéologie nous éclaire, Le Pommier, 2018, et « Handicaps et sociétés du passé », Archéologie de la santé, anthropologie du soin, La Découverte, 2019.

[3]- « Les évolutions des effectifs salariés du secteur hospitalier » et « Les postes de personnel non médical salarié », Les établissements de santé, Drees, 2021.

[4]Éléments statistiques sur les directeurs d’hôpital statutaires – Situation au 1er janvier 2021, CNG.