Utiliser l’expression « les fonctionnaires » permet en effet, selon les circonstances et les objectifs poursuivis, de viser un nombre d’autant plus pléthorique qu’on ne le connait pas, de remettre en cause un statut d’autant plus inacceptable qu’il n’a jamais été aussi fragile.

Une profusion d’irresponsables ?

C’est bien parce que ce terme n’avait, dans le dernier tiers du XIXe siècle, « ni dans le langage usuel, ni dans la langue de la loi, une signification nettement définie »[1], que le vicomte Georges d’Avenel pouvait alors affirmer, dans la Revue des deux mondes, que la France comptait « environ 1 million » de fonctionnaires civils[2] . On sait pourtant aujourd’hui, grâce à une évaluation réalisée quelques années plus tard, que le nombre des agents de l’État était probablement plus proche des 400 000[3]. Affirmant fonder ses calculs sur le recensement de la population, l’essayiste prétendait agréger les agents « en activité ou en retraite », ainsi que leurs « femmes, [leurs] enfants et [leurs] domestiques ». Cela permettait à ce nostalgique de la monarchie d’affirmer qu’en raison de la mise en place d’un régime républicain, « sur 37 personnes qui passent dans la rue, il y en a donc une en moyenne qui, directement ou indirectement, vit du budget, c’est-à-dire de la bourse publique, et dont la destinée en ce monde consiste à s’occuper des affaires des autres[4]. »

C’est aussi en jouant sur les définitions possibles du mot fonctionnaire que Pierre-Étienne Flandin pouvait affirmer, dans une revue d’extrême droite en 1949, que le nombre des fonctionnaires civils s’élevait à « près de 2,5 millions[5] ». Or, c’est cette même année que fut publié le premier recensement des agents des services publics ; l’Insee évaluait alors le nombre des agents civils de l’État à environ 1 million[6]. Pour arriver à un chiffre bien supérieur, celui qui avait brièvement occupé les fonctions de vice-président du Conseil de Vichy en 1940 et qui visait les choix politiques effectués depuis la Libération, comptait large. Il affirmait en effet agréger les agents de l’État, des collectivités locales, des « régies et services de toute nature », de la SNCF, des services nationalisés ou encore de la Sécurité sociale. En y ajoutant les militaires de carrière, il arrivait à 3 millions de « Français ou Françaises qui sont devenus complètement irresponsables, complètement indifférents à la productivité de l’économie puisqu’ils sont assurés de leurs emplois[7] ».

D’innombrables privilégiés ?

Au-delà de leur caractère excessif, ces deux exemples sont intéressants car, une fois comparés, ils ne témoignent pas seulement d’une approche similaire du nombre des fonctionnaires comme prétexte à la dénonciation de la République. Certes, à quelques décennies de distance, l’un comme l’autre s’appuyaient sur des représentations communes autour de la bureaucratie. Mais quelque chose a changé entretemps : le statut général des fonctionnaires adopté en vertu de la loi du 19 octobre 1946. Trois ans après l’adoption de ce statut, qui ne concernait alors que les agents de l’État, Pierre-Étienne Flandin mobilisait un argumentaire appelé à une certaine postérité. Il évoquait « les fonctionnaires » pour faire comme si l’ensemble des agents des services publics bénéficiait d’une protection absolue de leur emploi.

C’était pourtant faux. D’abord parce que les bénéficiaires du statut n’étaient pas si nombreux. Pour environ 1 million d’agents de l’État en 1947, l’Insee comptabilisait plus de 37 % de non-titulaires (environ 378 000). Concomitamment à l’adoption du statut, une tendance à maintenir des recrutements d’auxiliaires sur des emplois permanents se dessinait déjà[8]. Si l’on s’accorde à limiter l’appellation de fonctionnaires aux seuls titulaires du statut, ils ne représentaient finalement que 20 % (environ 622 000) des 3 millions comptabilisés par Flandin. Pouvait-on pour autant les considérer comme des « irresponsables » du fait d’une protection quasi-absolue de leur emploi ? Pas plus alors qu’aujourd’hui. En vertu du titre V du statut de 1946, différentes sanctions applicables aux titulaires étaient prévues, depuis l’avertissement jusqu’au licenciement pour insuffisance professionnelle, en passant par la révocation pour faute[9]. En outre, le statut ne fut en rien un obstacle aux réductions d’effectifs : des lois de dégagement des cadres, prévoyant les conditions de licenciement des titulaires, furent votées en ce sens[10].

Des incompétents surprotégés ?

Cela n’empêcha pas les idées reçues sur le statut, comme protection de l’oisiveté et de l’incompétence, de perdurer jusqu’à nos jours. Dans ses 100 mots de la fonction publique, Marcel Pochard présente ainsi la séparation du grade et de l’emploi comme une possible mise « à l’abri de tout effort à consentir ». Le conseiller d’État dénonce au passage « l’épaisseur des garanties derrière lesquelles les agents récalcitrants peuvent se réfugier[11] ». De fait, L’Obs ne nous apprenait-il pas, en 2015, que « En pratique, en plus de 30 ans, seuls 55 licenciements [pour insuffisance professionnelle] ont eu lieu » ? En réalité, le magazine reprenait un chiffre d’Agnès Verdier-Molinié, lobbyiste à la tête d’un « institut » devenu fondation grâce à François Fillon en 2009[12]. Ce chiffre était pourtant tout aussi faux que celui des illustres prédécesseurs de la présidente de l’iFRAP. En nous en tenant aux années 2007-2019, on peut constater qu’au moins 2 199 révocations et 395 mises à la retraite d’office furent prononcées ; sans compter les plus de 3 800 exclusions de 3 mois à 2 ans[13]. En effet, avec la refonte du statut en 1983 – qui conduisit à l’unification de trois versants (État, territorial et hospitalier) de la fonction publique –, l’équilibre entre droits et obligations ne fut pas remis en cause. « Discipline » et « Cessation de fonction » font toujours l’objet d’un grand nombre d’articles, et les conditions de licenciements et de révocations sont toujours aussi explicites[14].

Mais l’idée fait son chemin : sondage après sondage, les réponses des personnes questionnées en témoignent. Pour l’un des derniers réalisés par l’Ifop, la majorité des sondés affirment leur accord avec la nécessité de revenir sur la sécurité de l’emploi des fonctionnaires (56 %) et de réduire le nombre des fonctionnaires (52 %), en considérant que les agents publics sont avant tout des « privilégiés » (65 %)[15]. On peut toutefois s’interroger : leurs réponses seraient-elles les mêmes si le flou qui entoure la notion de fonctionnaire n’était pas entretenu par des articles de presse, et des discours de campagne électorale ? Récemment, Le Figaro titrait, par exemple : « En vingt-trois ans, la France a grossi de 1 million de fonctionnaires[16] ». Passons ici sur la métaphore graisseuse, classique depuis les années 1990[17]. Dans cet article comme dans d’autres[18], englober l’ensemble des agents de la fonction publique sous l’appellation de fonctionnaires permet de faire comme si le nombre de « privilégiés » ne cessait d’augmenter. Or, comme la sociologue Aurélie Peyrin l’a démontré, y compris dans ces colonnes, cela fait plusieurs années que ce n’est plus le cas[19].

La fin du statut ?

Dire ou écrire « les fonctionnaires » pour parler des employés de la fonction publique, voire de l’ensemble des agents des services publics, n’est pas qu’une commode simplification langagière. D’une façon plus discrète, mais non moins efficace, que les déclarations sur les « fonctionnaires des circulaires » ou « l’administration administrante[20] », c’est aussi une façon de faire appel aux représentations stéréotypées d’un lectorat (et d’un électorat) concernant des agents que l’on souhaite voir assimilés à des privilégiés. Or, dans le même temps, la proportion de contractuels dans les trois versants de la fonction publique à beaucoup augmenté ces dernières années : d’un peu plus de 16 % à 20% d’après les derniers « chiffres clés » du ministère pour la période 2009-2019[21].

On a beaucoup glosé sur l’enterrement de la promesse d’Emmanuel Macron de suppression de 120 000 postes de fonctionnaires. C’est négliger une rupture plus discrète de son quinquennat : dès 2015, il avait affirmé que le statut n’était « plus adapté au monde tel qu’il va[22] » ; au terme de son mandat, le contournement du statut est désormais possible et encouragé à tous les niveaux, y compris dans la haute fonction publique. Cette « transformation » de la fonction publique est bien plus profonde que des suppressions de postes. Non seulement parce qu’elle facilitera d’éventuelles futures politiques de réduction des effectifs ; mais aussi, et surtout, parce qu’elle ouvre un champ des possibles inédit en termes de remise en cause du modèle de fonction publique de carrière qui s’est progressivement installé en France des années 1950 aux années 1980. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que le remplacement de la figure du « fonctionnaire-citoyen » par celle d’une sorte de « manager-docile » dont la loyauté irait moins à l’intérêt général qu’à celui de ses chefs ou employeurs potentiels en dehors de l’administration. L’encouragement aux pantouflages et rétro-pantouflages et, plus globalement, le brouillage caractéristique de ces dernières années des frontières entre public et privé[23] permettent d’entrevoir le type de dérives qui pourraient se généraliser[24].

Un nécessaire débat démocratique

Aujourd’hui comme hier, le nombre comme le statut des fonctionnaires relèvent bien plus de la décision politique que de la technique budgétaire ou juridique. Il y a presque un siècle – dans une période au cours de laquelle régnait un certain unanimisme quant à la nécessité de faire des économies budgétaires –, un député en appelait à une approche, que l’on pourrait qualifier de démocratique, en opposition aux réductions forfaitaires décidées à l’avance. Léon Blum proposait de créer une commission spéciale, qui serait composée de « représentants des cadres moyens et subalternes du personnel, des délégués du Gouvernement, c’est-à-dire du personnel supérieur, ainsi que des représentants du Parlement et des consommateurs [on dirait aujourd’hui des usagers] intéressés ». Pour le socialiste, il s’agissait ainsi de concilier l’ensemble des intérêts en présence[25]. Vingt-cinq ans plus tard, le premier directeur de la fonction publique en appelait à cesser de vouloir la réformer. Roger Grégoire, qui avait joué un rôle important dans l’élaboration du statut, proposait de remplacer les velléités de transformation radicale et brusque par « une véritable politique de la fonction publique », faite de « patience et de ténacité » et d’une « part notable de compromis[26] ». Ni l’un ni l’autre ne furent entendus mais le temps est peut-être venu pour que le flou, savamment entretenu dans le débat public, laisse place à une véritable discussion démocratique à propos des objectifs que nous assignons à la fonction publique et des moyens que nous nous donnerons collectivement pour les atteindre.

[1]- M. Block, Dictionnaire de l’administration française, 2e éd., Berger-Levrault, 1877, p. 971. [2]- « L’extension du fonctionnarisme depuis 1870 », Revue des deux mondes, 1988, p. 91. [3]Annuaire statistique de la France, Imprimerie nationale, 1896, tableau 14, p. 7 (sur l’histoire de cette évaluation, je me permets de renvoyer à É. Ruiz, « Statistique des fonctionnaires et histoire de l’État par ses effectifs », Statistique et société, vol. 4, n° 1, 2016, p. 47-48). [4]- G. d’Avenel, « L’extension du fonctionnarisme depuis 1870 », op. cit., p. 91. [5]- « Le problème financier français », Écrits de Paris, 1949, p. 16-17. [6]- Insee, Recensement général des agents des services publics, Imprimerie nationale & PUF, 1949, p. 52. [7]- « Le problème financier français », op. cit. [8]- M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 5e éd., Sirey, 1949. [9]- Articles 61 à 82 de la loi n°46‐2294, Journal officiel, 20 octobre 1946, p. 8910‐8918. [10]- Telle la loi relative aux conditions de dégagement des cadres de magistrats, fonctionnaires et agents civils et militaires de l’État : n°47-1680, Journal officiel, 4 septembre 1947, p. 8768. [11]- PUF, 2021, p. 23. [12]- L. Burel, « Mais que reproche-t-on au juste au statut des fonctionnaires ? », L’Obs, 21 septembre 2015 ; A. Verdier-Molinié, « Il faut oser poser la question du statut des fonctionnaires », Le Figaro, 25 février 2010. [13]- « Séries longues », Le portail de la fonction publique, version du 7 janvier 2021, www.fonction‐publique.gouv.fr/series/longues [14]- Loi n°83-634, Journal officiel, 14 juillet 1983, p. 2174-2176. Le texte en vigueur au 10 février 2022 est accessible sur le site de Légifrance, www.legifrance.gouv.fr/loda/idJORFTEXT000000504704/2022-02-10/[15]- Enquête sur le rapport des français aux fonctionnaires, publiée par l’Ifop le 5 octobre 2021, p. 6 et 21 [16]- A.-H. Pommier, Le Figaro, 19 janvier 2022. [17]- Alain Juppé, « La mauvaise graisse des fonctionnaires » [14 mai 1996], Archives Ina, 2 juillet 2012, www.youtube.com/watch?v=V5Wd8FnHVH0 ; « M. Allègre livre le mode d’emploi du “dégraissage du mammouth” », Le Monde, 17 septembre 1997. [18]- Pour ne prendre que quelques exemples tirés du Figaro : A.-H. Pommier, « Pourquoi le nombre de fonctionnaires ne baisse-t-il pas ? », 20 avril 2021 ; A.-H. Pommier, « Le nombre des fonctionnaires ne baisse plus en France », 19 décembre 2020 ; C. Lagoutte, « La France compte toujours plus de fonctionnaires », 17 avril 2015 ; G. Guichard, « Toujours plus de fonctionnaires en France », 23 avril 2014. [19]- A. Peyrin, « Contourner le statut, sélectionner les agents et les mettre à l’épreuve », Cadres, n°478, septemre 2018. [20]- « Macron : « trop de fonctionnaires des circulaires », pas assez « sur le terrain» », AFP, 17 juillet 2017 ; « Valérie Pécresse : « Je supprimerai 150 000 postes dans l’administration administrante» », l’Opinion, 18 octobre 2021. [21]- « Fonction publique, chiffres-clés 2021 », Ministère de la Transformation et de la Fonction publique, DGAFP, 19 octobre 2021. [22]- F. Schaeffer, « Macron recadré par Hollande sur le statut des fonctionnaires », Les Échos, 18 septembre 2015.[23]- Sur ces questions, voir J. Gervais, Cl. Lemercier et W. Pelletier, La Valeur du service public, La Découverte, 2021 ; ainsi que P. France et A. Vauchez, Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Presses de Sciences Po, 2017. [24]- A. Rouget, « L’incroyable conflit d’intérêt de la préfète de la région Centre », Mediapart, 31 janvier 2022. [25]- 2e séance du jeudi 25 janvier 1923, « Chambre des députés », Journal officiel (Débats parlementaires), 26 janvier 1923, p. 380-381. [26]- R. Grégoire, « Les données d’une politique de la fonction publique », Revue administrative, 1948, p. 12‐15. (*) Les Traitements des fonctionnaires et leur détermination (1930-1957), Génin, 1957, p. 21-22.