La pandémie et ses conséquences sur le fonctionnement des entreprises a permis de poser un autre regard sur les fonctions-support (ressources humaines RH, achats, comptabilité et finance, directions de systèmes d’information DSI…) si habituellement critiquées, alors même qu’elles se disent souvent « stratégiques ». Les services administration/paye ont assuré avec régularité malgré les difficultés leurs missions de base, leurs fondamentaux (les payes, les déclarations, les actes administratifs intournables…). Durant des mois de confinement et de perturbations, les factures ont été émises, les règlements suivis, les DSI ont développé et implanté les outils adaptés pour le travail à distance, etc. Au sens propre ces fonctions ont montré qu’elles étaient des socles pour l’entreprise et que leur bon fonctionnement était essentiel à la bonne marche de toute organisation. Cela changera-t-il pour autant durablement leur image de « mal-aimées » ou à tout le moins de peu valorisées ?

L’image de ces fonctions dites « supports » est en effet paradoxale. Car si on ne peut faire sans elles, elles sont souvent présentées comme autant de freins « pour les opérationnels » : les RH avec le rappel aux règles et à la loi, leurs procédures, la DSI qui ne délivre pas les outils à temps, etc. C’est ainsi que s’est développé par exemple l’exigence – l’idéologie devrait-on dire – d’un positionnement de la fonction RH au service du business (HR-BP). Comme si elle avait une finalité propre.

 Pour la vulgate managériale, par nature, ces fonctions ne sont pas le « cœur de métier » de l’entreprise, lui même changeant souvent avec les à-coups de stratégie. Cette notion de « cœur de métier » si elle a du sens pour clarifier les activités prioritaires au sein d’un groupe, est discutable pour différencier ce qui concourt ou pas à la performance d’une activité. Il est facile d’argumenter que la qualité d’un service client, la fiabilité de la facturation, la satisfaction des employés… sont autant d’éléments concourants à l’efficacité et à la réussite d’une entreprise Ce qui n’est pas au cœur est de fait périphérique (les mots ne sont pas neutres) et coûte toujours trop cher d’un point de vue purement « gestionnaire », analytique. Rappelons que pour l’essentiel, il ne s’agit que de coûts salariaux. Qualifier d’ « administratifs » (par opposition aux « opérationnels »), les salariés de ces fonctions qui chacun dans leurs domaines sont pourtant des « producteurs » (de chiffres, de services…), n’est pas sans introduire implicitement une forme de dévalorisation de leurs métiers. Nuançons cependant ce propos.Dans les TPE et PME, l’évidence de la contribution des collaborateurs au four et au moulin avec plusieurs casquettes de « supports » ne fait pas question !

L’objectif de la réduction des coûts de ces fonctions est un grand classique proposé par les cabinets d’organisation. La pression n’est pas nouvelle. Depuis les années 1980, ces fonctions ont évolué au fil des opérations de reengineering, des restructurations. Elles ont fait des gains de productivité importants, profitant du développement de logiciels spécialisés et des progiciels de gestion intégrés. Mais après la crise de 2008, tout s’est accéléré avec la montée en puissance des gestionnaires et autres « cost killers ». A un moment où les entreprises cherchaient à récupérer des points de marge et doper leurs cours de Bourse, ces fonctions sont devenues des cibles privilégiées pour obtenir des résultats de court terme. L’offre des prestataires est devenue surabondante et les solutions mises en œuvre plus radicales que les optimisations passées. Six leviers ont été (et sont encore) utilisés ; ils sont d’ailleurs souvent combinés :

-     La mutualisation des moyens avec les centres de services partagés (CSP) : administration-paye, achats, administration des ventes, comptabilité ;

-     Le transfert interne de charges de travail en les répartissant en particulier sur les premiers niveaux de management pour justifier des suppressions de poste, avec souvent l’argument d’applications dédiées « performantes » ;

-     L’externalisation pure et simple (aussi bien des CSP « techniques » – parfois à l’étranger- que d’activités comme celles contenues dans les services généraux, pour celles qui ne l’étaient pas déjà), suivant le principe du « faire faire » par des « spécialistes » du métier :

-     La présence accrue de « prestataires » avec lesquels se partage le travail (sur les plateformes en particulier). Les salariés de ceux-ci pour ce que nous avons pu observer sur le terrain ont souvent des statuts différents et de fait une précarité liée aux missions pour lesquels ils interviennent.

-     Des réorganisations complexes accompagnant les réorganisations opérationnelles avec la multiplication des cessions et acquisitions, de la mise en œuvre d’organisation matricielles, de la prise en compte de la dimension internationale du business, etc.

-     Enfin, tout ceci s’accompagne d’outils informatiques censés régler l’essentiel des difficultés et assurer la productivité dans ces « usines à processus » par la standardisation des modes opératoires et des formes de taylorisation du travail.

Il n’entre pas dans mon propos de remettre en cause la nécessité des gains de productivité, mais de partager quelques observations construites au cours de diagnostics sociaux sur la façon dont ces chantiers sont menés. Ces remarques n’ont pas vocation à être exhaustives (de nombreux points seraient à traiter dont le rôle des instances représentatives, la situation des salariés et leurs statuts etc.), ni généralisées, bien des réorganisations se déroulant sans difficultés majeures. Mais elles sont autant de points de vigilance.

Les actions conduites présentent au moins quatre caractéristiques communes. Le premier constat est que dans une logique gestionnaire les décisions de transformation sont toujours précipitées, sans diagnostics préalables partagés. La solution devant conduire à l’amélioration du fonctionnement est pratiquement toujours posée comme une donnée de départ s’imposant à tous les acteurs. Que la solution soit organisationnelle ou logicielle, l’urgence est la règle et la solution ne se discute pas. Il ne reste « qu’à faire avec », à commencer pour les managers concernés, et l’aide d’un mantra « l’accompagnement du changement ». Mais celui-ci se réduit trop souvent à des séquences d’information suivi de moments de formation. Un calendrier toujours ambitieux conduit à aller vite et à sauter des étapes : les décisionnaires et les prestataires se sont engagés sur des agendas dont ils ne maitrisent pas toutes les composantes, ils doivent cependant les tenir. Le temps d’une consultation des salariés concernés, pour prendre en compte leurs avis, la réalité du travail, les questions concrètes qu’eux seuls sont en mesure de poser en anticipant les fonctionnements futurs est réduit à peu. Quand il n’est pas simplement inexistant. Les questions de charge de travail et de dimensionnement des équipes sont traitées avec des ratios standards postulant un fonctionnement optimal sans aléas et rarement discutables et discutés.

Les difficultés rencontrées (très souvent des logiciels imparfaitement aboutis qui nécessitent des reprises manuelles, par exemple) sont à gérer par les équipes mais ne remettent jamais en cause les cibles annoncées.

L’organisation concrète du travail est la grande absente de ces projets. L’écriture de procédures est sensée tout régler mais l’organisation réelle des taches, leur contenu, leur répartition dans un processus, les niveaux de régulation et d’arbitrage, la connaissance des conditions d’un bon fonctionnement ou de la qualité d’un service ne sont que superficiellement analysés. D’autre part la qualité du travail et son intérêt dans la durée ne sont que rarement pris en compte dans l’organisation ; lassitude devant des travaux répétitifs, salariés « clics-boutons » dans des activités de traitement de masse, travail « fractionné », découpé et réparti entre plusieurs opérateurs sont fréquents. Le terme de « déshumanisation » revient souvent sur les plateformes importantes. Avec pour conséquence une difficulté à se représenter les possibilités d’évolution dans ces « usines à chiffres ». Citons aussi des organisations matricielles jamais complétement abouties (« un rattachement hiérarchique infernal » entendu dans un service paye centralisé) et de nombreux points de tension sur les responsabilités ou les arbitrages.

En relation avec le point précédent et suivant la nature des activités les compétences mobilisées dans la réalisation des taches sont systématiquement sous estimées. On pourrait citer de nombreux exemples, la paye par exemple n’est que rarement l’application des règles légales et conventionnelles. Suivant l’histoire de l’entreprise et les parcours des salariés, les statuts peuvent être complexes, les données contractuelles ne peuvent souvent se comprendre qu’avec une mémoire des décisions prises. Ainsi la récupération de données contractuelles pour l’agent d’une plateforme a parfois tout d’un casse-tête. Il va en être de même dans l’administration des ventes où la connaissance des clients est fondamentale comme en comptabilité, pour faire avancer le règlement d’une facture. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Très rares sont les actes d’ « administration » qui peuvent se réduire à l’application automatisée d’une règle. Et l’Intelligence artificielle n’est pas encore d’actualité. Les personnels doivent souvent pallier des défaillances des outils et des organisations.

Relevons enfin que les évaluations économiques (et sociales) des changements engagés, des logiciels implantés sont rarement réalisés. Difficile en effet pour les décideurs, les prescripteurs et les prestataires d’être à la fois juges et parties. De plus dans la grande agitation des organisations aujourd’hui un projet chasse l’autre, qu’il prenne aujourd’hui le nom de transition numérique n’y change rien ! Rares sont donc les retours d’expérience.

Les fonctions-support sont ainsi trop souvent vues comme des centres de coûts avec l’injonction permanente de réduire leurs moyens de fonctionnement sans pouvoir se réinterroger sur leurs missions et l’amélioration réelle de leur contribution. Comme toutes composantes de l’entreprise elles doivent évoluer, mais la question de la méthode est posée. Engagées dans une sorte de mouvement permanent, beaucoup d’équipes semblent vivre dans une sorte de précarité durable, toujours en transition d’une réorganisation à l’autre. Pourtant elles ont besoin pour construire leurs expertises et montrer leur efficacité , d’un fonctionnement stabilisé. Le risque de l’épuisement des équipes comme celui de la difficulté de trouver des compétences nouvelles et de les fidéliser dans ces métiers sont importants. Ils ne semblent pas encore évalués à hauteur des enjeux.