J’ai dirigé pendant plusieurs années les achats de l’une des branches de l’équipementier automobile Valeo. Nous avons ensuite créé notre cabinet de conseil. Le constat est clair : partout, l’articulation entre fonctions-support et unités opérationnelles constitue un levier de progrès – ou de tension. Pourquoi ? Toutes les fonctions-support, finances, ressources humaines, qualité, juridique, RSE, innovation, achats…, visent à professionnaliser la pratique de leur métier dans les unités opérationnelles de l’entreprise, usines (dans l’industrie), agences (dans les banques, assurances, prestations de service), filiales...
L’objectif de chaque fonction-support est ainsi de s’articuler au mieux avec chaque unité, pour y « inoculer » son savoir-faire et les progrès qu’il porte. L’ensemble se traduisant bien sûr par des indicateurs de progrès, qui remontent à la direction générale. Sur le papier, tout cela semble limpide. Dans la réalité, on réalise vite que le dispositif dépend surtout des hommes et des femmes qui l’incarnent. Et là, tout peut arriver. Ainsi de ce directeur juridique d’un grand groupe industriel : il a été nommé pour structurer les relations entre bureaux d’études et fournisseurs. Les techniciens de l’entreprise sont beaucoup trop naïfs, leurs fournisseurs ont breveté certaines de leurs idées à leurs dépens… Il s’invite donc à toutes les réunions fournisseurs, interdit de divulguer ne serait-ce qu’une idée, reporte des réunions, exige des séances de préparation, écrit des notes menaçantes... tant et si bien qu’au bout de deux mois, les techniciens ne veulent plus le voir. La fonction juridique était inexistante et, devenue indésirable, le redevient. Ainsi aussi de ce nouveau directeur des ressources humaines. Car cela arrive même à des fonctions que l’on croirait indiscutables ! Il est arrivé en grand professionnel de son métier, géré jusque-là par le président lui-même. L’entreprise a crû rapidement et veut désormais mieux capitaliser sur les talents. Pour commencer, le DRH propose au président une analyse des profils de l’équipe de direction. Recours à un consultant extérieur, questionnaires, dépouillement, restitution. Chacun découvre son profil, sa « couleur ». Le président partage sa catégorie avec… la seule femme de l’équipe. Éclat de rire général, président pas content. Le DRH a tenu quelques mois, puis les ressources humaines ont disparu de l’organigramme : un faux pas peut heurter durablement la marche d’une entreprise. Ou bien ce patron des achats nouvellement recruté pour permettre au groupe de mieux maîtriser ses coûts. Il commence par s’attaquer aux achats d’énergie et à ceux de téléphone. Les usines grognent en pensant aux risques d’approvisionnement, les agents du siège rouspètent de devoir changer de numéro de portable... Il enchaîne les séances en comité de direction, impose ses changements. Mais six mois plus tard, complètement isolé, il doit partir.
Dans les start-up, le schéma est le même : leur savoir-faire développé, elles grossissent et doivent se structurer. C’est-à-dire mettre en place des fonctions support, destinées à professionnaliser les pratiques dans toutes les unités. Fonctions nouvelles rarement bien vues par ceux qui ont « fait l’entreprise », sur le territoire desquels elles empiètent forcément.
Les entreprises cherchent à recruter un expert du métier pour développer une fonction. En réalité, elles devraient recruter un expert des dynamiques de changement ! Car la première clé de réussite d’une fonction-support est dans ce qu’on pourrait appeler la « posture fonctionnelle » : celle qui fera qu’on « passe » bien auprès des opérationnels. Une telle posture commence par une « humilité réaliste » : j’arrive avec l’autorité de mon métier, mais dois le mettre immédiatement au service des objectifs des opérationnels. Les « monsieur-je-sais-tout » sont rapidement décrédibilisés. Un bon fonctionnel arpente le terrain, va dans les unités écouter les peurs, les ambitions, les frustrations. Elles constituent ses plus sûres alliées et déterminent ses « fenêtres de tir ».
Puis l’attitude de service : une fonction support est là pour résoudre des problèmes. Si elle commence par demander « d’appliquer telle méthode… », ou « de remonter tel tableau de bord », elle impose des contraintes supplémentaires aux unités opérationnelles. Je dois faire l’inverse : à partir de vos vrais enjeux, besoins, soucis, à vous, opérationnels, je vais vous aider, moi, fonctionnel, à atteindre vos objectifs, à résoudre vos problèmes, à progresser. En un mot, je dois être une solution, jamais un problème.
Ne soyons pas naïfs, cela ne suffit pas, certaines unités me rejetteront toujours. Il me revient alors de faire poser des problèmes indiscutables et porteurs de progrès, par le directeur général que j’aurai su convaincre. Lui faire fixer des objectifs de qualité, de réduction des coûts, de prise en compte des risques, d’application d’une directive, etc. Autrement dit, je dois trouver comment faire pour que les unités opérationnelles aient précisément le problème dont je serai la solution. On comprend au passage que les fonctions support ne sont pas faites pour les anciens opérationnels soucieux d’« avoir les manettes » : dans une fonction je n’ai jamais aucune manette, seulement l’autorité de mon métier. Et aucun autre pouvoir que celui du directeur général, qui me soutiendra – au mieux de loin – tant que je ne lui créerai pas de problèmes. Un directeur général ne demandera pas n’importe quoi à ses unités opérationnelles, qu’il fait tout pour responsabiliser. Je suis là pour les aider à progresser, y compris malgré elles.
Les fonctions-support assurent l’ancrage des unités opérationnelles dans le métier qu’elles portent. Elles constituent aussi, de ce fait, un levier de formation managériale unique : on y apprend comment on peut transformer le monde, même quand on n’a aucun pouvoir hiérarchique !