Sans guère s’embarrasser de trop de contraintes sociales ou environnementales, des futurologues patentés surfent sur les prouesses technologiques pour faire miroiter la promesse d’un regain de croissance économique grâce à l’investissement dans les innovations techniques. Basée sur l’adage du « Winner takes all », fait économique stylisé par Sherwin Rosen dans sa « théorie du tournoi » pour analyser l’économie du star system[1], la doctrine de la « licorne technologique » célébrant l’entreprise 2.0 est distillée lors de conférences Technology, Entertainment and Design (TED) prononcées par les « leaders d’opinion » des médias numériques, organisées par les cabinets de consultants en stratégie et financées par les gestionnaires d’actifs de cette « nouvelle économie ». Plutôt que de devoir remettre en cause certaines règles du jeu économique, ces facilitateurs d’une « éthique renouvelée des affaires » en appellent à l’entrepreneuriat durable, au capitalisme philanthropique et à l’intelligence artificielle pour faire émerger des solutions à « impact socio-économique significatif » dans un contexte de marchés globalisés. Au sein des conclaves internationaux comme Davos ou Aspen[2] où ils abordent le changement climatique, la croissance des inégalités et l’instabilité financière sans devoir craindre des mouvements de foule, ces nouveaux messies vantent les mérites des fondations et du capital-risque pour l’établissement de « mécénats d’entreprise » en se félicitant des réductions d’impôts accordées aux entreprises « innovantes » et de propositions de déréglementation des secteurs de « haute technologie »comme autant de leviers destinés à « libérer les initiatives entrepreneuriales ».

Sous le label « French Tech », la république des startups fait désormais florès dans les revues spécialisées ou sur les salons technologiques depuis que Fleur Pellerin, ministre déléguée à l’économie numérique du quinquennat de François Hollande évoquant le modèle de la « Startup Nation » qu’Israël représente pour certains économistes[3], a lancé l’expression de « Start-up République » lors du Consumer Electronic Show de Las Vegas en janvier 2014. Le gouvernement français a alors suscité une série d’initiatives aboutissant en juillet 2016 à la création de neuf réseaux thématiques allant des biotechnologies au sport[4], autour de grandes grappes régionales (Brest, Lorraine, Nice, Normandie) et thématiques (Saint-Étienne, Alsace, Avignon, Angers). Depuis, la French Tech s’est doté d’instruments financiers d’aide au développement qui ont permis aux investissements de capital-risque de passer de 1,1 milliard d’euros en 2014 à 4,6 milliards en 2019[5]. Pour autant, peut-elle constituer une composante crédible de l’action publique pour venir à bout des inégalités socio-économiques, maîtriser les dérèglements climatiques et éradiquer les trappes à pauvreté au sein des territoires ?

Journaliste spécialisé dans l’analyse des modèles économiques basés sur l’innovation technologique, Antoine Gouritin critique dans un ouvrage récent l’ampleur de montages financiers désormais décriés outre-Atlantique pour avoir dévoyé la création d’entreprise en levée de fonds sans commune mesure avec l’adéquation des produits ou services proposés aux besoins socio-économiques. Cet essai cherche à démontrer que le modèle d’innovation ainsi promu demeure l’apanage d’une élite issue d’une sélection d’écoles d’ingénieurs ou de business schools biberonnant ses étudiants aux techniques du management néolibéral. Avec pour bréviaire commun de considérer le coût du travail comme le principal facteur d’ajustement, ce « nouveau management » reprend les recettes assez anciennes mais fort éprouvées du travail à la tâche, à l’instar de l’exploitation des « travailleurs indépendants »
par les plates-formes numériques d’intermédiation comme Uber. L’auteur illustre les effets pervers de ce modèle d’innovation par maints exemples puisés tant aux Etats-Unis, souvent au cœur de la Silicon Valley, qu’en France où la phraséologie du « startupisme » est en pleine expansion. Les « Licornes » de l’innovation :  du mythe technologique au coût du travail humain comme facteur d’ajustement.

[1] Economiste du travail, Sherwin Rosen est le concepteur de la « théorie du tournoi » où les écarts de productivité marginale du travail relatifs et non pas absolus sont à l’origine des différences constatées de revenu. La pertinence de cette théorie fut initialement illustrée dans un contexte très spécifique par l’article suivant, « The Economics of Superstars », American Economic Review, vol. 71, n°5 (1981), pp 845–858.

[2] L’institut Aspen a été fondé suite à l’initiative de l’industriel américain Walter Paepcke réunissant en 1949, au Colorado dans la ville d’Aspen, diverses personnalités intellectuelles et responsables financiers pour réfléchir aux problématiques économiques et sociales « dans une perspective humaniste ».

[3] Cette expression est inspirée par l’ouvrage de Dan Senor et Paul Singer, Start-up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle, Council on Foreign Relations, 2009, 320 p.

[4] Soit : #HealthTech (#BioTech , #MedTech, #e-santé) ; #IoT &  #Manufacturing ; #EdTech & #Entertainment ; #CleanTech & #Mobility ; #FinTech ; #Security & #Privacy ; #Retail ; #FoodTech ; #Sports

[5] Cf. https://ecosystem.lafrenchtech.com/dashboard