Etre soi-même est à la fois possible et impossible… Je suis parce que je me cherche moi-même mais en même temps c’est à travers les autres… que je me trouve.
Valérie Boussard. J’ai voulu rendre compte de cet élan à vouloir se singulariser, l’individu étant unique. Cependant, cette unicité ne peut exister si elle n’est pas cadrée socialement. Chacun cherche à se rapprocher de modèles existants, ou à se faire reconnaître par la société en utilisant des références qui sont communes. Il y a là une forme d’aporie, à laquelle les jeunes notamment font face : devoir se distinguer par exemple sur les réseaux sociaux, tout en se montrant dans des codes tout à fait formatés. Notre société exhibe l’identité individuelle, ou en tout cas cette question d’attention à soi, qui, si elle n’est pas nouvelle, est aujourd’hui grandement mise en valeur. L’affirmation de l’identité individuelle part d’un élan personnel qui pousse à choisir des éléments d’identification qui préexistent à soi. C’est une constante difficulté de faire cohabiter l’identité pour soi et celle telle qu’elle est perçue par les autres. Aujourd’hui le monde professionnel pousse à dire beaucoup de soi, tout en le faisant dans des codes particulièrement attendus. L’élaboration des curriculum-vitae illustre cette ambiguïté de se raconter aux autres dans une liberté encadrée.
Comment se projette-t-on ? Cherche-t-on d’abord un emploi, un métier ou une profession ?
V.B. Cela dépend du niveau d’étude et sans doute de l’âge... Débutants, les individus développent une identité d’apprenti ou d’étudiant. Puis ils sont amenés à s’inscrire dans une identité professionnelle, tout en cherchant à imaginer une carrière : la société renvoie très tôt l’idée qu’il faut avoir un projet professionnel, qu’il faut imaginer sa propre insertion et sa propre trajectoire. A noter également le passage où l’individu quitte - en partie - l’identité de ses parents, ou en tout cas le moment où il s’éloigne de ce dont il hérite.
Chacun se définit avec des attributs, des éléments qui sont donnés. L’identité se construit à partir d’un nom, d’un corps, d’un sexe, d’une langue et d’une profession. La profession est un terme englobant l’emploi, le métier, le travail et même la vocation[1].
Le premier sens est celui qui correspond à l’idée de gagner sa vie pour vivre en société. Il s’agit de l’emploi que l’on tient. Être sans profession, c’est être sans emploi. Le deuxième sens est lié à la faculté de se reconnaître dans un ensemble constitué d’autres personnes qui ont les mêmes savoirs et savoir-faire, et qui se définissent par le même nom. Profession est ici synonyme de métier. Le troisième sens correspond à l’idée de travail, au sens de la réalisation de tâches spécifiques. Avoir une profession, c’est occuper une fonction particulière pour laquelle on est compétent. Le quatrième sens renvoie à l’origine latine, professio. Il évoque ce que l’on professe, ou autrement dit, la vocation que l’on affirme pour une activité particulière. Cela rejoint le terme allemand Beruf signifiant à la fois métier et travail et qui veut dire « être appelé ». Avoir une profession, c’est suivre un appel… Dans ce sens-là, il existe une relation forte entre ce qu’est l’individu, ce qu’il fait et ce qu’il croit.
Comme on le voit dans les différents sens du mot profession, celle-ci est le résultat d’un cadre social. L’identité qui se construit à travers le travail dépend de celui-ci.
Vous expliquez que le travail n’a pas toujours été vecteur d’identité.
V.B. La place du travail dans l’identité individuelle et sociale se constitue progressivement. Au Moyen-Age, c’était moins le travail lui-même que la possibilité d’être au sein d’une communauté construite autour d’un métier, qui était facteur d’intégration sociale. Les corporations sont les prémices de l’extension du modèle de la profession comme moyen de dire à la fois sa place et ce que l’on est. A cela va s’ajouter à la fin du 19ème siècle, le rôle de la statistique publique qui va se servir du métier pour catégoriser la population.
L’instrument statistique a ensuite évolué et a intégré des définitions différentes de la place de l’individu dans la société en fonction de son travail. Les premiers instruments de catégorisation de la population ne vont prendre en compte que le métier, donc issu des anciens modèles des corporations en englobant dans le métier l’ensemble des intervenants, quel que soit leur niveau hiérarchique. L’extension continue du salariat va pousser, à la fin du 19ème siècle, à distinguer à l’intérieur d’un même métier, le statut, c’est-à-dire la place spécifique dans la hiérarchie (patrons/ouvriers).
A partir de 1936, une autre approche va venir se superposer, celle de la qualification, c’est-à-dire de la formation qui a été suivie pour exercer un emploi. Finalement l’instrument de catégorisation statistique des populations, qu’on utilise aujourd’hui va articuler ces trois niveaux : métier, statut et niveau de formation. C’est une particularité française. Cet instrument statistique donne aux individus une idée de qui ils sont, dans la société, en fonction du classement qu’il opère. On peut difficilement se définir individuellement sans l’existence de ce miroir, que chacun connaît, même de façon très inconsciente. Il nous permet de savoir si on est ouvrier ou cadre, si on fait partie des professions et catégories dites « supérieures » ou pas, etc.
Cela nous renvoie un rang social qui, implicitement, pousse à une comparaison par rapport à ses parents et en tant que parents, par rapport à ces enfants. C’est là l’idée d’ascenseur social.
V.B. L’idée de mobilité sociale ne peut exister que parce qu’on a créé un outil qui permet de la visualiser. Dans le niveau 1 des PCS de l’INSEE (Professions et catégories sociales), la catégorie 3 s’appelle « cadres et professions intellectuelles supérieures », la 4 s’appelle « intermédiaire », tandis que les ouvriers sont tout en bas. On peut s’interroger sur le choix de la terminologie et de la hiérarchie. Ce classement est en tout cas héritier de l’histoire.
Une approche par métier semble moins péjorative. Avoir un métier, c’est partager une définition d’un travail bien fait dans un même groupe ?
V.B. Le terme de métier permet d’analyser des personnes qui font ensemble la même activité, portant le même nom et partageant un même type de savoirs. Et à l’intérieur de ces métiers, réapparaît une hiérarchisation. Celle-ci se fait selon le niveau de maîtrise des savoirs, de leur exécution et donc de la capacité à bien effectuer le travail ; tel qu’il est attendu selon l’idéal de métier. Ce processus crée une hiérarchisation entre, ceux qui peuvent prétendre au titre noble de « vrais professionnels », parce qu’ils réalisent des « chefs-d’œuvre », tels que la profession les détermine, et les autres. On voit cela dans tous les métiers, même si le chef-d’œuvre, l’idéal professionnel, n’a plus la forme concrète et ritualisée qu’elle avait dans les corporations.
Parallèlement une autre hiérarchisation s’ajoute, celle liée à la délégation des tâches dévalorisées à d’autres travailleurs appartenant à d’autres métiers. Et tout cela participe finalement à la valorisation du métier, celui-ci déterminant lui-même les tâches considérées comme nobles et les autres. Cela lui permet de pouvoir aussi se hiérarchiser par rapport aux autres groupes de métier qui sont très proches. Par exemple des médecins qui délèguent du soin médical à des infirmières qui elles-mêmes transmettent des tâches plus ou moins paramédicales à des aides-soignantes, qui vont elles-mêmes chercher à déléguer à d’autres métiers, brancardiers par exemple, etc. Sous le prisme de la profession, il y a ainsi plusieurs facteurs de classement.
Ajoutons des phénomènes extérieurs aux métiers qui viennent les transformer, par exemple les responsabilités gestionnaires à l’hôpital, qui imposent aux médecins des tâches qui ne correspondent pas, selon eux, à leur métier. Certaines tâches peuvent être déléguées, d’autres non. Ce qui amène à considérer que l’on peut faire une partie de son travail sans considérer que cela fasse partie de son métier. De nombreuses transformations organisationnelles, portées par les pratiques de management contemporaines, accentuent ce phénomène. De nombreux travailleurs ont le sentiment de ne plus faire leur vrai métier, car ils réalisent certaines tâches qui ne correspondent pas à l’idéal professionnel.
Que pensez-vous de la montée en charge des emplois indépendants ? Peut-on dire qu’il y a une profession de travailleurs de plate-forme ; est-ce une forme d’emploi différente ?
V.B. On repère un double mouvement. D’une part, une montée institutionnelle de l’indépendance, orchestrée par les pouvoirs publics, avec la valorisation notamment du statut d’auto-entrepreneur. Ce mode d’emploi permet à un certain nombre de travailleurs peu qualifiés d’échapper à une discrimination d’entrée dans le travail salarié, comme d’autres s’engageaient hier dans une activité libérale ou le petit commerce de proximité. D’autre part, il y a un mouvement de renoncement au salariat tout à fait choisi, qui touche certains métiers de service (coiffure, esthétique, etc.), pour éviter un travail imposé par un patron ou formaté par une entreprise. Et leur développement est permis et amplifié par les plateformes. Finalement, on retrouve les formes d’emploi qui existaient au 19ème siècle, avec le marchandage, qui permettait l’existence de sous-traitants en cascade. Il y a aujourd’hui une certaine forme de retour de l’Histoire d’avant le salariat généralisé. Ces formes de travail « indépendant » masquent une insécurité, une précarité, des conditions de travail difficiles et des niveaux de rémunération peu élevés. Par ailleurs, ces activités n’ont pas encore vraiment de place dans la classification des PCS.
Ces mouvements interrogent la notion d’identité professionnelle.
V.B. L’identité professionnelle est une notion sociologique, une catégorie analytique. Elle nous permet de penser la place de la profession dans la constitution de l’identité individuelle. Qu’il s’agisse d’avoir un emploi, un métier, un travail ou une vocation, les quatre dimensions de la profession participent à la définition de soi : affirmer sa vocation, s’ancrer dans une communauté, vivre de son emploi, occuper un poste… L’identité professionnelle se constitue autour de ces différentes dimensions de la profession. Le travail est au cœur des problématiques d’identification qui ne se réduisent pas au simple fait d’en avoir un ou pas. Mais par ailleurs, les emplois qui ne permettent pas de se rattacher à un métier, d’affirmer une vocation ou des compétences particulières ne donnent pas le même support d’identification individuelle. Ils ne permettent pas non plus de se positionner de la même façon dans la société. D’une certaine façon, nous avons besoin d’avoir une profession pour nous définir, mais toutes les professions n’offrent pas les mêmes ressources identitaires.
Propos recueillis par Laurent Tertrais
[1] Voir Claude Dubar, Pierre Tripier, Valérie Boussard, Sociologie des professions, Armand Colin, 2015, 4ème éd.