Deux spécialistes décryptent le web pour nous, passant en revue un grand nombre de questions d’actualité, dans un ouvrage qui est peut-être plus profond qu’il n’en a l’air.

Les auteurs s’intéressent tout d’abord à l’utilisation qu’en font aujourd’hui les jeunes, dont ils montrent qu’ils se passionnent avant tout pour les réseaux sociaux (MySpace, Facebook, etc.), qui leur offrent à la fois un espace et un outil relationnels. Ce qui leur permet de dégager l’importance de ce qu’ils appellent une nouvelle « dynamique relationnelle » au sein du web, animée par la participation active de millions d’individus et de petits groupes (qu’ils nomment webacteurs), qui bouscule au passage les institutions anciennes.

Tandis que les techniques, de plus en plus complexes, se font discrètes et aisément accessibles, le web tendant ainsi à devenir une plate-forme multiusages à disposition des utilisateurs.

C’est l’abondance des données mises en ligne, voire organisées (grâce aux tags par exemple), de plus en plus, par les utilisateurs eux-mêmes, couplée aux possibilités que procure la technique d’agréger et de gérer ces données, qui crée la valeur pour l’utilisateur.

Cela peut suggérer, dans certains cas, à des entreprises d’externaliser tout ou partie de leur production (crowdsourcing) aux webacteurs qui voudront bien s’y adonner, si possible bénévolement ou à un prix défiant tout concurrence (les auteurs citent ainsi le cas de iStockPhoto.com).

Au-delà, la question de savoir si la participation au web d’un grand nombre de personnes est susceptible de permettre l’émergence de « quelque chose », que d’aucuns ont pu appeler « sagesse des foules » ou « intelligence collective », est actuellement sujet de débat.

James Surowiecki a ainsi montré, dans un livre, La sagesse des foules, publié aux Etats-Unis en 2004, que si l’on respectait certaines conditions (diversité d’opinions, indépendance des jugements et décentralisation des décisions, permettant l’accès à un savoir spécialisé et contextualisé, couplée – ce point étant essentiel – à un mécanisme efficace d’agrégation des informations), un nombre suffisamment important de personnes était capable de faire un meilleur pronostic ou de trouver une meilleure solution à un problème qu’un individu isolé, fut-il un expert.

Précédemment, Pierre Lévy avait, quant à lui, insisté sur le bénéfice que l’on peut tirer des processus délibératifs qui se déroulent dans les communautés en ligne quand les participants partagent leurs informations, corrigent et évaluent les découvertes de chacun et se mettent d’accord sur une interprétation.

Après avoir restitué quelques-unes des prises de position, parfois surprenantes, qu’a récemment suscitées cette question, Francis Pisani et Dominique Piotet nous livrent une conception à la fois plus équilibrée et intellectuellement stimulante, en décrivant cette propriété émergente (ou cet ensemble de propriétés émergentes) comme le résultat d’une « alchimie des multitudes », qui donne également son sous-titre au livre.

Celle-ci repose, nous expliquent-il, sur cinq éléments, distincts et susceptibles de se combiner de très nombreuses manières : l’accumulation des données en un endroit, la diversité des sources, la compilation/synthèse des données, la mise en relation (entre les données, entre les appareils, entre les gens) et enfin la délibération : « Ilustration de la dynamique relationnelle, l’alchimie des multitudes est le processus incertain grâce auquel la participation massive d’humains et d’ordinateurs connectés entre eux peut éventuellement produire l’émergence de propriétés nouvelles. Elle implique un mélange toujours variable d’accumulation, de compilation, de mise en relation de données et de participants divers, ainsi que des délibérations portant aussi bien sur le processus lui-même que sur ce qui peut ou doit en découler.

Loin de prétendre être une théorie, l’expression a pour but de nous aider à poser de façon aussi claire que possible les bases d’une attitude face au web d’aujourd’hui et d’une volonté d’intervenir pour participer à son évolution ». Une attitude qui suppose d’être éveillés, complètent-ils immédiatement : « L’enjeu vaut la chandelle. Il implique que nous participions sans jamais cesser d’être attentifs, critiques – et attentifs aux critiques », s’agissant en particulier de la protection des données personnelles. Mais qui requiert également de développer la formation pour permettre au plus grand nombre d’apprendre à se servir d’un ordinateur et de l’internet, de trouver l’information, de savoir la critiquer et également de saisir l’importance de certains éléments tenant par exemple à ses conditions de production (et de développer des formes d’action utiles par rapport à ceux-ci), enfin de savoir créer et diffuser des messages en utilisant les médias les plus adaptés, de façon autonome et indépendante.

La troisième partie est consacrée à ce que change le web une fois enregistré ces évolutions, dans le domaine de l’économie tout d’abord, de l’entreprise et des médias ensuite.

Les auteurs expliquent le phénomène de « longue traîne » ainsi nommé par Chris Anderson : la technologie permet un glissement des marchés de masse vers des marchés de niche, en rendant profitables des ventes en toutes petites quantités qui, jusqu’à présent, ne l’étaient pas, cela grâce à la réduction des coûts de production, de distribution et aux différents instruments propres à internet qui permettent de s’y retrouver dans cette explosion de diversité. Une évolution, qui profite toutefois surtout aux grandes entreprises, qui attirent la plus grande part du trafic, tandis que les petites doivent se spécialiser.

Ils complètent cette approche en évoquant, d’une part, la transformation qu’induit l’implication de plus en plus directe du consommateur dans le processus de production (ce que de nombreux auteurs ont relevé) et, d’autre part, l’apport de valeur par la participation d’utilisateurs en grand nombre (sur laquelle se penchent tout particulièrement les consultants en stratégie Don Tapscott et Anthony Williams dans leur livre Wikinomics). Tout en indiquant que les modèles économiques qui leur correspondent sont encore très fragiles et incertains (y compris celui de Wikipedia par exemple) : « les contours des modèles d’affaires qui permettent d’exploiter la dynamique relationnelle permise par le web sont loin d’être encore évidents. Et aucun ne marche vraiment pour le moment », préviennent les auteurs. « D’un côté, nous voyons se développer des modèles assez simples et déjà existants, qui trouvent un prolongement sur l’internet : publicité, abonnement et commissionnement [éventuellement hybridés entre eux]. De l’autre, on trouve un modèle plus complexe, qui associe le consommateur « coproducteur », et propose de partager une partie de la valeur crée avec lui », comme le cas d’InnoCentive.com par exemple (la plate-forme de R&D externalisée lancée en 2001 avec le support de l’entreprise Eli Lilly). Mais pour l’heure, l’économie de la relation peine encore à se traduire dans des modèles d’affaires.

Le chapitre suivant examine les répercussions du web sur l’entreprise, en termes d’accès aux nouveaux outils (ceux-ci pouvant être « dans les nuages ») ou encore de développement de la collaboration et de modes de production plus ouverts, en interne mais aussi avec l’extérieur. On notera que les auteurs ne traitent toutefois pas directement des changements dans le type de management que le web 2.0 pourrait susciter (comme le fait Gary Hamel par exemple dans son dernier livre).

Le dernier chapitre est consacré aux médias, « concernés au premier chef par l’émergence de webacteurs producteurs, distributeurs et diffuseurs d’informations et de connaissances », qui là encore bouscule les stratégies établies.

Il faut recommander la lecture de cet ouvrage, en particulier à tous ceux qui auraient accumulé du retard dans le décryptage du web, sur lequel on ne devrait bientôt plus, cela quelque soit le sujet auquel on s’intéresse, pouvoir faire l’impasse…