Que devient l’altermondialisme ? Après la séquence 1995-2002, qui avait vu l’émergence, l’organisation et le succès des premiers rassemblements, les deux dernières années ont été marquées par un certain essoufflement. Menacé de radicalisation par l’extrême gauche et des groupes identitaires à l’idéologie quelquefois douteuse, le mouvement a sans doute gagné en visibilité, mais il manque encore de lisibilité. Les forums sociaux eux-mêmes, qui ont fait sa réussite en réunissant une incroyable palette d’acteurs, sont aujourd’hui mis en cause pour leur difficulté à faire progresser la réflexion, avancer des solutions et définir des positions.

Tout cela n’évacue pas la question. La mondialisation reste un sujet brûlant, et la vague de délocalisations qui, après l’industrie, commence à toucher les services atteste que c’est là l’un des fronts les plus durs du combat syndical.

C’est bien de se battre qu’il est question, et il ne faudrait pas se tromper de combat. Il ne s’agit pas de fustiger à grands cris l’horreur économique, ou de brandir nos totems – Grand Retour de l’Etat, et pourquoi pas quelques nationalisations ? – en espérant que cela suffira à conjurer la menace. Il ne s’agit pas non plus de crier au loup, de se faire brebis et de choisir, disons la Chine, comme Grand Responsable de la misère qui nous accable. La Chine ? Le péril jaune a 105 ans cette année, et il ne s’est jamais aussi bien porté. Pour ceux qui ne le sauraient pas, l’expression date de 1899, et de la fameuse révolte des boxers :des esclaves ou presque, qui en réclamant, d’une façon un peu brutale il est vrai, quelques bribes de dignité humaine, avaient affolé la presse européenne et fait fleurir une formule vouée à rester fameuse.

Laissons donc là les fantasmes et les combats d’arrière-garde. A côté d’organisations politiques et syndicales qui s’obstinent dans des postures défensives, victimaires, nostalgiques et protectionnistes, il faut reconnaître que les alters ont fait souffler un vent plus frais – quelque chose comme un signe d’espoir. Comment ne pas s’intéresser alors à ceux qui continuent à croire qu’un autre monde est possible ? Après tout, nous aussi, à la CFDT, nous avons publié des déclarations sur « le monde que nous voulons ». Ce n’est pas que nous ne les connaissions pas, les alters. Nous les avons croisés à Porto Alegre, nous avons rompu quelques lances, nous nous lisons mutuellement. Nous avons, avec certains d’entre eux, des contentieux déjà anciens ; mais d’autres ont semblé nous faire des appels du pied, sensibles au danger d’isolement d’une nébuleuse dépourvue de base, et qui perdrait le contact avec les autres acteurs du mouvement social. Enfin, en travaillant sur l’engagement des jeunes cadres, nous avons noté que certains de nos adhérents militaient aussi chez Attac, ou dans d’autres organisations voisines.

Bref, l’heure nous paraissait venue, sinon de se rapprocher, tout au moins d’essayer de se parler un peu plus. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un numéro qui aurait été un espace de dialogue, de confrontation, mais aussi de recherche de convergences. Face à la globalité du phénomène qui nous occupe, une « société civile internationale », comme celle dont nous défendons l’existence à l’intérieur de nos frontières nationales, avait du sens. L’échange, ce que l’on appelait jadis le commerce des idées n’était pas la pire façon de structurer l’espace social à l’échelle mondiale.

Il faut bien avouer que nos espoirs ont été déçus. Les quelques contacts que nous avons réussi à prendre ont fait long feu, sans même parler de ceux, militants ou intellectuels, qui n’ont pas daigné nous répondre. Autant le monde des ONG, depuis longtemps déjà, s’est rapproché des organisations de travailleurs, autant reste profond le fossé qui nous sépare des organisations les plus politiques de la nébuleuse altermondialiste.

Tout cela est d’autant plus dommage que sur la mondialisation, nous avons beaucoup à dire nous aussi, et que de la confrontation naissent souvent des idées plus fines et plus précises. Platon appelait cela, je crois, dialectique ; on pourrait aussi, plus simplement, parler de dialogue. Un grammairien évoquerait pour sa part la deuxième personne : c’est celle qui manque dans ce numéro, partagé entre la première – nous – et la troisième – eux.

C’est un regret. Un regret d’autant plus désagréable qu’il vient sournoisement confirmer l’intuition d’un léger, oh, d’un très léger déficit de démocratie. D’une très légère difficulté à confronter les points de vue. D’une toute petite tendance à privilégier l’expression – le règne des « je » – et la dénonciation – celui des « ils », au détriment du dialogue. Alors, camarades altermondialistes, j’en profite pour vous le dire publiquement : nous aurions bien aimé discuter un peu avec vous.