Le marché du travail se polarise, entre les emplois très qualifiés et ceux au contraire qui demandent un faible niveau de compétences. Comment voyez-vous la classe intermédiaire entre les deux ?

Jean-Paul Cadet. Elle est très diverse ; d’ailleurs, la notion de classe moyenne est floue. Les professions intermédiaires, c’est le haut du panier, avec des salariés qui ont aujourd’hui de plus en plus souvent un diplôme d’études supérieures. La polarisation du marché du travail, moins visible en France qu’au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, vient de l’externalisation de tâches relativement routinières et à faible valeur ajoutée qui relèvent classiquement des ouvriers et des employés qualifiés, délocalisées en partie vers des pays émergents, ainsi que de la transformation numérique qui supprime d’autres tâches de ce type. Ces processus tassent de fait les emplois correspondants. Parallèlement se développent des emplois tertiaires qui ne demandent pas ou peu de qualification, dans les services à la personne, dans la livraison, le nettoyage, etc. Et parallèlement, la complexité croissante du travail (polyvalence, gestion, interactions, etc.) impose d’avoir des qualifications toujours plus élevées et donc davantage d’emplois de cadres et de catégorie intermédiaire : aujourd’hui il y a d’ailleurs davantage de cadres que d’ouvriers, c’est symptomatique de cette polarisation. Les professions intermédiaires, ce sont les agents de maîtrise, les techniciens supérieurs, les professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises (PIACE), de l’enseignement, de la formation, de la santé et du social[1].

Aujourd’hui, elles pèsent plus de 25% de l’emploi. Le niveau d’entrée des jeunes en début de carrière dans la catégorie des professions intermédiaires, c’est devenu le diplôme de niveau 5 (anciennement le niveau III), c’est-à-dire le BTS et le DUT, voire, désormais, le diplôme de niveau 6, en particulier la licence professionnelle. A noter que dans certains métiers, les femmes sont majoritaires, notamment dans les PIACE, et que cette catégorie a une démographie assez dynamique, la moyenne d’âge étant plus basse que chez les cadres et les ouvriers. J’avais mené au Céreq avec Christophe Guitton[2] entre 2008 et 2012 une importante recherche[3]. Ceux que l’on appelait les « cadres moyens », avec les contremaîtres et les agents de maîtrise, auparavant classés dans les limites supérieures de la catégorie ouvrière, forment donc cette catégorie « intermédiaire ». Ce qui illustre leur position sociale entre les ouvriers-employés et les cadres dans l’échelle des qualifications des entreprises, mais aussi leur place dans les organisations du travail, à l’interface entre conception et exécution, entre cadres et opérateurs, entre entreprises, clients et fournisseurs.

Cette extension de la catégorie, tirée vers le haut, est le reflet des transformations du travail et du management, bien au-delà des seuls cadres.

J.-P. C. On relève dans les métiers des professions intermédiaires une polyvalence fonctionnelle, source de complexification et de diversification des compétences, qui fait penser à celle des cadres, effectivement. Beaucoup de professionnels qui exercent ces métiers ont un travail de management d’équipe, même si ce n’est pas à temps plein. Leur rôle est aussi de plus en plus complexe, avec une interpénétration accrue des dimensions technique, commerciale et administrative de leur activité. Managers dans la restauration, chefs d’atelier dans la construction automobile, cadres de santé à l’hôpital, techniciens dans l’industrie, commerciaux, conseillers clientèle, responsables administratifs… Pour exercer ces métiers aujourd’hui, il faut avoir des connaissances et des compétences techniques de conception, savoir piloter des projets, gérer des budgets, mais aussi avoir des compétences relationnelles envers les clients et les unités de production internes, sans oublier une capacité à faire preuve d’autonomie et de responsabilité de façon accrue dans le cours du travail, ces normes de comportement étant de plus en plus exigées en entreprise à ces niveaux de qualification.

Cela conduit à se décentrer en partie de son métier, de sa technique d’origine, et à investir de plus en plus une dimension gestionnaire et administrative dans son travail. Cette polyvalence fonctionnelle des emplois de catégorie intermédiaire produit sans doute une certaine montée en qualification, mais elle brouille aussi considérablement les identités professionnelles. Ajoutons en contrepoint que le travail des professions intermédiaires est également de plus en plus rationnalisé, standardisé, évalué, à l’instar de celui des catégories moins qualifiées. S’il est moins prescrit de nos jours en termes de modes opératoires, il est davantage encadré a priori et a posteriori par des normes et des outils de gestion. C’est ce qu’on appelle la managérialisation du travail : ce que doit être celui-ci n’est plus seulement prescrit et imaginé dans des bureaux d’étude ; les entreprises cherchent désormais à le contrôler à tous les niveaux, via un reporting imposant et fortement pesant. Et les professions intermédiaires.

Comment justifier la catégorie cadre dans cette transformation du travail désormais très encadrée ?

J.-P. C. De fait, la frontière entre cadres et professions intermédiaires est une zone grise qui s’étend du niveau bas des premiers au niveau haut des secondes. Cette zone grise va même jusqu’à se constater dans des emplois où l’on trouve les deux statuts et où le « passage cadre » s’opère, selon les cas, par reconnaissance d’une professionnalisation, gratification d’un parcours remarquable ou pratique d’un avancement plus ou moins automatique, comme dans bon nombre de professions commerciales, « professions-frontières » par excellence. La porosité entre les deux catégories, tendanciellement croissante à n’en pas douter, ne remet pourtant pas en cause l’intérêt de continuer à les différencier, au moins pour se représenter la structure du corps social et son évolution, et pour construire et gérer des parcours de carrière en entreprise.

Par rapport aux cadres, les professions intermédiaires se caractérisent toujours, globalement, par des niveaux et des degrés de responsabilité moindres. Elles forment une catégorie encore très hétérogène en termes de profils de diplôme, beaucoup plus en tout cas que les cadres. Si certains métiers flirtent étroitement avec la catégorie cadre et peuvent avoir vocation à la rejoindre, d’autres sont beaucoup plus proches de la catégorie des employés ou même des ouvriers, notamment si l’on considère leur niveau de rémunération. Dans bon nombre d’entreprises ou de secteurs, les cadres demeurent par ailleurs gérés séparément des autres catégories, en particulier sur la base d’accords distincts signés avec les partenaires sociaux. Enfin, il existe encore des pratiques assez dynamiques de promotion aux emplois de catégorie cadre dans quantité d’entreprises. Elles concernent des jeunes titulaires d’un diplôme de niveau bac + 5, qui n’avaient pas été embauchés de suite cadres, mais aussi d’autres salariés titulaires d’un diplôme du supérieur d’un niveau moindre, voire sans diplôme du supérieur, ayant de fait plus d’ancienneté et promus en interne au vu de leur compétence et leur implication manifestée pour leur entreprise.

[1]- Cf. Jean-Paul Cadet, Anne Delanoë, et Christophe Guitton. « Les professions intermédiaires dans les entreprises : une catégorie dynamique, en prise directe avec les transformations du travail et du management », Regards, vol. 55, no. 1, 2019, pp. 27-38. [2]- Cf. « La professionnalisation dans l’entreprise. L’exemple des professions intermédiaires », Cadres n°464, juin 2015. [3]- Cf. Les professions intermédiaires. Des métiers d’interface au cœur de l’entreprise, Armand Colin, 2013, et « Reconnaître la compétence et l’implication organisationnelle. La promotion interne au statut cadre », Cadres n°467, déc. 2015.