La crise sociale cette année a été l’expression d’un monde du travail qui ne comprend pas l’intention des gouvernants.

Yvan Ricordeau. J’ai vécu toutes les crises sociales comme militant depuis les années 1980-1990 et celle-ci est d’une ampleur inédite. Nous avons mobilisé plus de salariés qu’aucun mouvement social en cinquante ans. Plus de travailleurs du privé et du public, plus de lieux de manifestations, plus de journées d’action. Tout mouvement social porte des messages et celui de 2023 exprime une rupture dans le monde du travail. Le bilan ne s’effectuera pas uniquement sur les contours de la réforme des retraites mais sur ce qu’elle produira sur le social au sens large. Ça signifie que si nous ne gagnons pas in fine sur la loi, le mouvement peut comporter de vrais débouchés sur les droits sociaux dans la période à venir. La CFDT le dit depuis le début : il s’agit d’abord d’une réaction sociale post-pandémie, donc qui exprime des choses très profondes sur le monde du travail. C’est cela que le gouvernement n’a pas voulu anticiper en proposant un texte purement financier. Sur le fond, il y a eu une incompréhension totale entre la CFDT et le Président mais aussi la Première ministre. Ils n’ont pas perçu ou ignorent volontairement que la première organisation syndicale comme la nôtre est structurée, et porte des orientations fortes. En matière de retraites, nous avons en effet un corpus d’idées solides pour une réforme systémique, des lignes intangibles comme le refus d’un âge pivot, et une exigence forte sur la qualité du travail des seniors. La CFDT barre la route aux réformes paramétriques qui dégradent la vie des salariés. Depuis le début on savait que la réforme était insuffisamment travaillée et peu élaborée avec les partenaires sociaux. Faisons le parallèle avec l’entreprise ou les branches : qui accepterait de négocier un projet dont les tenants et les aboutissants ne sont pas du tout maîtrisés ? La CFDT a tout fait pour enrichir le projet, rejeter ce qui devait l’être, et favoriser la discussion. Le gouvernement a consenti un peu de concertation en réaction à notre fermeté. Le désaccord est profond sur la méthode et sur l’objectif. Une incompréhension mutuelle, un face-à-face entre la CFDT et les pouvoirs publics sur les effets quant aux carrières professionnelles. En remontant les cortèges, on nous parlait de travail et de parcours et peu de la construction financière des droits.

Ce mouvement social est l’expression d’une vaste attente à l’égard du rapport au travail. Cette crise est celle des temps et des conditions de travail. La CFDT assume le fait que le prolongement de l’espérance de vie entraîne celle de la durée d’activité mais aussi du temps donné à la retraite. La pandémie a aussi fait bouger les lignes entre le temps libre et le temps professionnel, et je pense qu’il est plus compliqué aujourd’hui de rééquilibrer le curseur : désormais, la demande sociale est de travailler mieux, moins dans la semaine, et dans des conditions adaptées à l’âge. Il y a un autre élément très à l’avantage de la CFDT, c’est la valorisation de certains métiers et la prise en compte de certaines conditions de travail qui sont notre marqueur : la CFDT est en première ligne sur la question de la pénibilité. Nous avons obtenu il y a vingt ans de faire attention aux carrières longues. Nous défendons aujourd’hui les travailleurs invisibles.

L’enjeu de la qualité du travail et de l’usure professionnelle demeure entier à l’issue de la crise.

Y.R. La première chose qu’il faut faire dans le régime des retraites, c’est de faire en sorte que ceux qui ont les carrières les plus exposées aient des droits à la retraite avant les autres. On a toujours défendu cela depuis plusieurs années. La question de l’usure professionnelle ou de la pénibilité, donc celle de la réparation, est essentielle. On dit souvent qu’en France, on a l’un des âges de départ les plus rapides d’Europe. La réalité est beaucoup plus complexe. On a en France, contrairement à nos voisins, des carrières professionnelles où il y a moins de temps de respirations et de congés sociaux. Les journées en France se terminent plus tard, le travail y est plus intensif que dans la moyenne européenne. C’est pour cela que la question du « compte épargne temps universel» est une vraie question d’équilibre du monde du travail par rapport à la retraite. L’autre enjeu est celui de la reconversion. Certains métiers sont intenables physiquement ou psychiquement durant plusieurs années. Il faut agir en prévention mais pas seulement. Nous devons travailler la dernière partie d’activité, les conditions du travail des dernières années et le passage à la retraite. La question est de savoir comment décliner notre ambition de justice sociale et d’universalisation après l’expérience de la réforme avortée de 2020 et le recul de l’âge légal avec la présente réforme.

Plusieurs sujets sont à approfondir. Il s’agit d’abord de la qualité de service pour les assurés, en matière d’information, de juste calcul des droits, de simplification, etc. Ensuite, alors que le recul de l’âge légal traduit une vision archaïque, il va nous falloir avancer des pistes de la modernisation des droits avec en priorité la réparation de la pénibilité pour des départs anticipés et l’adaptation des droits familiaux et conjugaux aux évolutions des réalités économiques et sociales des familles. Aujourd’hui il faut décortiquer ce qui s’est passé socialement et donner des perspectives au mouvement. C’est un long travail qui nous attend, mais c’est une façon de faire que nous avons gagnée malgré l’adoption de la loi. Il faut savoir entendre des choses très profondes sur le monde du travail, sur les carrières et l’espérance de vie.

L’État semble à distance de la société qui en retour exprime défiance ou apathie.

Y.R. Le reformatage de la vie publique au tournant de l’année2017 s’est accompagné notamment d’une ignorance voulue à l’égard des corps intermédiaires. Le résultat est que l’État se coupe de la société civile, de l’épaisseur et de la complexité de la société. Au bout d’un moment, cela ne passe plus. La verticalité du pouvoir le rend inefficace car notre société fonctionne aussi en horizontalité. Elle est faite de réseaux, de circuits courts, d’éléments difficiles à saisir, d’une quantité d’acteurs qui impose de travailler sur le fait territorial et la proximité. La réaction dans les petites villes est ce signe-là. Il y a inadéquation entre le pouvoir et le social. La traduction est la réussite des appels à manifester. Je suis originaire de Loire-Atlantique à Sainte-Pazanne, une ville de quelque 6 000habitants qui a vu pour la première fois des manifestations, alors que nous sommes proches de l’agglomération nantaise. La diversité des manifestations, c’est quelque chose de très nouveau. L’autre fait intéressant dans cette mobilisation est sa qualité et sa popularité. On nous promettait de l’action violente et des blocages impopulaires, on a eu jusqu’à trois millions de travailleurs qui, le même jour, exprimaient une plainte que le pouvoir ne sait pas écouter et encore moins transformer. Ceci grâce notamment à la solidité de l’intersyndicale, là encore une première depuis très longtemps.

Cette crise sociale est l’expression de la crise démocratique. Face à une mobilisation sociale sans précédent, qui a vu nombre de travailleurs et de citoyens manifester, y compris parfois pour la première fois, la seule réponse offerte par l’exécutif a été que le président de la République avait été élu après avoir annoncé cette réforme. C’est un peu court en termes de pratique démocratique. Mais soyons clairs. Cette crise démocratique ne date pas des derniers mois. Elle se traduit par un climat de défiance sans cesse croissant envers les élus et les institutions ; par une chute libre du nombre de militants dans les partis et mouvements politiques ; par des réactions sociales violentes et corporatistes ou encore par une abstention en hausse quasi continue depuis 20 ans : plus de 50 % des Français ont renoncé à exercer leur droit de vote au premier et au second tour des élections législatives, en juin 2022. Il faut réagir, avant que ce renoncement progressif ne se transforme en renoncement ultime, celui à la démocratie et à la République.

La force politique au pouvoir aujourd’hui a un ancrage insuffisant dans le paysage sociétal. Par défaut, avec l’effacement des corps intermédiaires et des partis traditionnels, une élite prête à gouverner a été portée par les élections générales, mais elle manque d’assise et donc de cohérence. Les idées pour gouverner, il faut aller les chercher en continu, c’est ce que nous faisons dans nos débats syndicaux et congrès de structures. Je me reconnais dans l’analyse de Pierre Rosanvallon quand il distingue la légitimité du statut et celle de l’exercice, entre légalité du pouvoir et moyens qu’il mobilise pour légitimer son exercice[1]. Le président de la République réduit sa légitimité à sa réélection. Quand l’État doit piloter seul, cela fonctionne. Il a su être au rendez-vous lors de la crise sanitaire, lors d’une crise financière, lors du déclenchement de la guerre en Europe. Mais dans la durée ou sur d’autres sujets, il faut aller chercher de la légitimité dans l’exercice du pouvoir. Sinon, cela donne des incompréhensions majeures. Au ministère du Travail comme à Matignon, on pensait que bouger de 65 à 64 ans suffirait à calmer le corps social. Mais comment peut-on raisonner comme cela ? C’est comme si deux mondes s’ignoraient. Le pays est devenu un archipel que l’État ne voit plus, ou mal. La crise sociale a montré l’intérêt d’avoir des corps intermédiaires entre les deux.

[1]- « Le débat sur la réforme des retraites est le signe d’un ébranlement de notre démocratie », Le Monde, 24 février 2023.