« Depuis dix ans, chaque semaine, je vais à la rencontre des salariés d’une entreprise. Ma première question, c’est toujours : racontez-moi ce qui se passe ici ». Laurent Berger livre à la portée de tous la description d’un constat majeur : l’invisibilisation du travail. Dans les entreprises et les services publics, le travail est masqué par l’éloignement des directions qui ne le voient qu’à travers des indicateurs de gestion, par l’éclatement des collectifs qui favorise l’isolement et le travail à distance, par le caractère immatériel de l’activité qui le rend abstrait. Mais surtout, le travail est invisible quand le travailleur n’est pas reconnu pour ce qu’il fait et que son avis - sur les conditions de l’activité - compte peu. Masqué dans l’entreprise, le travail l’est également dans l’espace public, par une politique qui lui est extérieure, c’est-à-dire concentrée sur la régulation des postes et la relation d'emploi. Mais aussi par une certaine cécité des élites comme des partis politiques à l’égard du quotidien des actifs, voire une condescendance vis-à-vis des corps intermédiaires les représentant. Ainsi subit-on un discours moralisateur ou bien misérabiliste : le travail ? Une valeur marchande ! Un don qui se mérite ! Un lieu de souffrance ! Non : le travail n’est pas l’emploi et la confusion entre les deux notions est entretenue.

Une pensée low cost qui laisse prospérer l'idée que l'encadrement et le droit du travail seraient trop lourds

Pourquoi réduire l’activité réelle à une représentation morale ? Il est plus simple de réduire le travail à un objet de gestion, que de penser les conditions de sa réalisation. Cette « dégradation du travail en emploi » (B. Stiegler), c’est l’intensification (faire plus en moins de temps), c’est le fait de contenir les salaires (le travail réduit à un coût), c’est obtenir des conditions de gré à gré (assouplir les normes et le Code du travail). Laurent Berger dénonce une « pensée low cost » qui laisse « prospérer l'idée que l'encadrement et le droit du travail seraient trop lourds » car elle « s'appuie sur le grand présupposé selon lequel il faudrait produire avant de redistribuer ». On pense ici aux effets d’un lean management dégraissant l’entreprise jusqu’à réduire les échelons d’encadrement intermédiaires pour faire peser sur l’individu ses propres responsabilités organisationnelles. Sous couvert d’incitation à l’autonomie professionnelle et à la réalisation de soi, on incite à être autonome et polyvalent. Or, chacun a besoin de consignes claires, de donner son avis sur ce qu’on lui demande, d’être encouragé quand ça ne va pas, d’être remercié pour ses efforts, d’être épaulé par des supports qui fonctionnent, d’être protégé de l’extérieur alors que le client ou l'usager est incité à l'évaluer en permanence. En somme, de pouvoir se concentrer sur son métier, son expertise et ses aspirations. Et de pouvoir le faire en bonne respiration avec sa vie. Dans le cas contraire, le travail fatigue à user.

Si l’analyse du productivisme actuel, invasif jusqu’au secteur non-marchand et celui du soin médical, est parfaitement documentée, elle est longtemps restée dans le cercle des économistes, des sociologues et des experts syndicaux. En témoigne l’élection présidentielle qui, accaparée par les enjeux géopolitiques et par les populismes, n’a pas été ce moment collectif où l’on aurait débattu du fameux monde d’après la crise sanitaire. C’est donc le projet de réforme du financement des retraites qui a ramené ce que le Covid avait soulevé. « La pandémie a offert un écho aux questionnements qui circulaient à bas bruit dans la société » : confinements et questionnements sur l’utilité sociale de l’activité ont nourri une grande interrogation pour chacun sur le sens de ce qu’il fait : pourquoi se lever le matin si on est payé à ne rien faire ou que son emploi est interchangeable, ou que son travail peut se faire de n’importe où, ou qu’il est applaudi ou ignoré au gré de la conjoncture ? Il est temps d’ouvrir ce débat, éclipsé au fur et à mesure que celui sur l’emploi et sa rentabilité l’envahissait ces dernières années.

Soigner un travail abîmé dans l’entreprise et maltraité dans l’espace public

Un travail invisibilisé est la négation du sujet qui le porte (« Quand on maltraite le sujet central pour nombre de citoyens, on les maltraite, comme on l'a vu les derniers mois »). Et si notre rapport au travail change, s’il devient moins important dans la vie, c'est « la conséquence d'une vision économique et politique où les travailleurs ne sont pas considérés ni écoutés ». Il s’agit donc pour soutenir les travailleurs, de soigner un travail « abîmé » dans l’entreprise et « maltraité » dans l’espace public. Un enjeu par ailleurs démocratique tant on sait comment les populismes de droite et de gauche exploitent à leur profit la souffrance sociale. Que faire ? D’abord être convaincu que le travail appartient à celui ou celle qui le fait. « Les gens sont fiers de leur métier, ce qui ne veut pas dire qu'ils y sont toujours heureux mais il faut tenir compte de cette fierté et la respecter ; je sais que le travail n'est pas toujours facile mais qu'il peut rendre heureux ». L. Berger nomme ici la promesse syndicale, celle de l’élévation du citoyen par son effort libre. Personne ne doit être contraint dans sa fierté professionnelle, au risque d’y abîmer sa propre identité. Chacun de nous a besoin d’être attendu par les autres, d’être considéré comme acteur du monde qui l’entoure. On sait les dégâts du travail et de l’engagement « empêchés » sur l’individu, à tout âge et dans toute activité. La CFDT choisit la qualité de vie au travail et du travail comme avantage comparatif et levier de compétitivité globale. Il faut répondre aux nouvelles pénibilités mentales, combattre la désinsertion professionnelle, prévenir l’usure. Cela pèse à terme sur la société, donc sur la compétitivité. C’est l’intérêt de ce livre que de vulgariser les enjeux de demain, avec en ligne conductrice la reconnaissance de chaque singularité et l’importance de favoriser les coopérations, « chacun voulant être reconnu comme un maillon essentiel et non interchangeable ». La CFDT revendique les conditions d’un management du travail : droit de négocier l'organisation, articulation avec un dialogue professionnel de qualité, management au service de tous.

Dans une société avide de participation, l’organisation ne peut plus être la prérogative exclusive de l'employeur. L. Berger propose une négociation obligatoire de l'organisation du travail. Associer les travailleurs à la prise de décision et leur donner un pouvoir sur la situation qu'ils vivent. C’est bien du travail dont il faut discuter pour améliorer la redistribution de la richesse - le salaire étant trop souvent réduit à la seule reconnaissance de la tâche fournie -, pour opérer les changements radicaux d’une transition énergétique - et son adéquation avec l’emploi parfois menacé par la décarbonation. Il est attendu dans ces transformations un véritable soutien aux managers à qui il faut impérativement donner des marges de manœuvre pour soutenir les autres salariés, et non les asphyxier de pression à rendre la fonction toxique. La CFDT plaide pour que les écoles de management s’ouvrent au syndicalisme et à l’ergonomie du travail réel. Un pilotage managérial de qualité améliore considérablement la performance globale. C’est là qu’il faut investir.

Ce n'est pas le goût du travail qui était en jeu dans la réforme des retraites

La centralité du travail doit également irriguer les politiques publiques. Or, l’Etat pilote trop les réformes sociales et mobilise insuffisamment les partenaires sociaux. La dernière réforme du dialogue social contient celui-ci dans l’entreprise et élude d’imposer aux employeurs de négocier les conditions de l’activité. En somme, « La société est encore imprégnée d'une forme de paternalisme comme si les salariés étaient des enfants, et d'ailleurs on retrouve ce penchant dans le discours politique ». La crise des retraites a été « un cas d'école » durant laquelle la confrontation des logiques, la vie au travail et la reconnaissance des salariés ont été volontairement écartées. La CFDT a manifesté contre cet aveuglement des pouvoirs publics parce que ce n'est pas le goût du travail qui était en jeu dans cette réforme mais un projet purement gestionnaire et financier. L’ouvrage se termine par un ton ferme à l’égard d’Emmanuel Macron : « Depuis 2017, c'est la verticalité qui a été choisie avec une forme de paroxysme d'un Président de la République qui par orgueil ou incapacité ne veut pas écouter les organisations syndicales et néglige les corps intermédiaires ». Le passage de relais à Marylise Léon après dix années à la tête de la CFDT signe la conviction syndicale que le pouvoir, s’il doit être incarné, appartient à un collectif. Une forme d’effacement pour laisser au centre le travail reconnu comme un bien commun.