En quoi l’avènement du web 2.0 entraîne-t-il un droit nouveau dans les entreprises, celui du droit à la communication horizontale ?

Le Web 2 n’est pas la version 2 du Web 1. Le changement est beaucoup plus profond et correspond à une évolution générale de notre société, qui concerne aussi la famille, l’entreprise et l’école : il y a moins de verticalité et d’autorité tombant naturellement d’en haut et plus d’horizontalité, de consensus et de partage.

La liberté d’information classique est liée à l’existence de médias classiques : une information descendante venant de quelques « sachants », l’équivalent des managers ou experts dans l’entreprise ou des journalistes dans la presse. Avec la révolution du web 2, la liberté de communication s’est étendue.

Dans sa belle décision Hadopi du 10 juin 2009, le Conseil Constitutionnel a marié information verticale et communication horizontale, en associant 1789 et 2009 : « Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: ‘La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi’. En l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services ».

Mais cette reconnaissance ne veut pas dire que l’accès à Internet soit un droit fondamental, a fortiori dans l’entreprise, lieu privé où les systèmes d’information appartiennent à l’employeur. C’est ce qu’indique le Code du travail s’agissant par exemple de communication syndicale électronique en interne : il faut qu’un accord collectif soit signé… Mais avec un téléphone portable, chacun peut aujourd’hui se connecter directement à Facebook ou cfdt.fr.

Il faut aussi raison garder : aucune entreprise ne sera jamais totalement 2.0, façon autogestion 1968 : elle sera plutôt SubCo 1,5. « Sub », car il faut un minimum de coordination pour que les nécessaires directives de la « direction » soient mises en œuvre collectivement. Mais également « Co » avec la croissance des échanges horizontaux... qui ont toujours existé, comme d’ailleurs les réseaux sociaux (cf. par exemple « Les anciens du Lycée Poincaré de Nancy »), à une échelle bien différente il est vrai : le monde entier est devenu le « village mondial » décrit par Mac Luhan en 1970.

Cette révolution du web 2.0 rend-elle les cadres plus autonomes, ou au contraire davantage pris dans la chaîne hiérarchique ?

Hier, l’encadrement tenait son pouvoir de son rang hiérarchique (le « supérieur »), et de son monopole dans la diffusion de l’information descendante. Aujourd’hui, et sans parler de l’injonction paradoxale (plus autonome dans des process très affinés avec reporting permanent), deux types d’autorité différente et plus légitime émergent. La première fonctionne en particulier à l’égard des jeunes générations, le manager restant le supérieur s’il conjugue expertise et exemplarité. La seconde (« Souvent dans l’être obscur, habite un Dieu caché »,Gérard de Nerval) fonctionne grâce aux réseaux sociaux internes d’où émergent parfois des « autorités horizontales », des « sans grade » jusqu’ici inconnus mais qui ont de fidèles « suiveurs ».

Plus généralement, le modèle de la sub/ordination sur lequel a été fondé au début du XXème siècle le droit du travail n’est ni efficace, ni adapté aux travailleurs d’aujourd’hui. Dans le modèle « militaro-industriel », la discipline était la force des armées d’ouvriers dupliquant à l’infini une Ford T noire. Assistée par les TNIC, elle a certes de très beaux restes avec les centres d’appel ou les chaînes de production. On constate alors une sur/subordination que Frederic Winslow Taylor n’aurait même pas imaginée.

Mais elle se révèle contre-productive en termes de réactivité et de créativité. Le travail en réseau fait alors apparaître un lien tout aussi prégnant... mais beaucoup plus difficile à encadrer : ce que j’appelle la sub/organisation. Combien de cadres qui répondraient un solide « non ! » à un ordre patronal sur un travail nocturne ou de week-end se mettent immédiatement à leur ordinateur lorsque Tom, leur collègue américain, Bernd ou Dimitri leur envoient des SOS professionnels sur leur projet commun ? « La Toile » devient alors arachnéenne, avec une connexion psychologique voire technique permanente (cf. les accros du Blackberry, ce doudou d’adulte) et les risques qui vont avec en termes de santé mentale.

Passer du tangible et du matériel (chute de hauteur, interdiction de porter plus de 25 kilos, impossibilité physique d’emporter à la maison une porte de voiture pour la terminer) à l’immatériel pose des questions ne permettant plus la duplication de vieilles règles. Ainsi de la « charge de travail » d’un cadre : comment la mesurer objectivement, à l’ancienne, de façon quantitative et internationale ? La surcharge semble d’abord communicationnelle (ah, les 67 courriels quotidiens !) et par ricochet informationnelle. Et comme le travail intellectuel a le don d’ubiquité, elle nécessite de s’intéresser aussi à la vie qualifiée de privée et donc « hors travail » (soirées, RTT, congés, week-ends : évidemment aucune connexion professionnelle sur ces temps de vie personnelle). Et nos neurones qui n’en font qu’à leur tête l’emmènent partout, aidés par une clef USB et demain le Cloud.

Il est vrai que cette exportation massive en dehors des temps et lieux de travail a sa contrepartie : l’importation de la vie personnelle au bureau, avec les nombreuses connections Facebook, SNCF, Meetic et autres tchats, dont les vendeurs de logiciels de contrôle nous rappellent qu’elles représentent environ une heure par jour au pays des 35 heures.

Cette dissolution des frontières vie professionnelle / vie personnelle se retrouve enfin dans les « licenciements Facebook ». Hier, une discussion très critique entre collègues s’arrêtait au café du coin. Le même dérapage sur le « mur » d’un ami un samedi soir peut se retrouver, comme dans l’affaire Alten jugée par un Conseil des Prud’hommes le 19 novembre 2010, sur le bureau du DRH le lundi matin et conduire au licenciement : soit pour faute disciplinaire si le collaborateur a manqué à ses obligations contractuelles (secrets de fabrication, non concurrence : rare), soit pour trouble objectif caractérisé si l’entreprise peut démontrer que ses errements ont eu des conséquences néfastes sur la clientèle.

Si la faute disciplinaire est a priori exclue s’agissant d’actes commis en dehors des temps et lieu de travail, le tribunal correctionnel de Paris a rappelé le 12 janvier 2012 qu’au-delà du lien professionnel, un citoyen ne pouvait en injurier un autre, y compris sur un blog syndical. À la suite du suicide d’une proche collègue, un délégué syndical « publie » sur le mur Facebook de son syndicat : « Journée de merde, temps de merde, boulot de merde, boîte de merde, chefs de merde (…) ; j’aime pas les petits chefaillons qui jouent au grand ». Le délégué est condamné pour injure publique à 500 euros d’amende avec sursis, et à verser à chacune des parties civiles un euro de dommages-intérêts pour préjudice moral. La Cour Européenne des droits de l’Homme elle-même avait accepté le 12 septembre 2011 de lourdes sanctions disciplinaires à l’égard de syndicalistes espagnols car « l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression illimitée ; la protection de la réputation ou des droits d’autrui constituent un but légitime permettant de restreindre cette liberté d’expression ».

Justement, qu’en est-il des pratiques syndicales à l’heure du web 2.0 ?

Comme nombre de directions d’entreprise, les syndicats semblent un peu dépassés par la rapidité de l’évolution des TNIC : il est vrai qu’il y a huit ans Facebook n’existait pas, et Twitter a quatre ans. Dès lors, deux questions se posent.

Sur la communication électronique syndicale d’abord. S’agissant de communication papier, la loi du 27 décembre 1968 avait institué un « droit à la distribution » de tracts. C’est une grande différence avec le régime très spécial de l’article L. 2142-6 issu de la loi du 4 mai 2004 où il n’existe aucun « droit à la diffusion » : « Un accord d’entreprise peut autoriser la mise à disposition des publications et tracts de nature syndicale, soit sur un site syndical mis en place sur l’intranet de l’entreprise, soit par diffusion sur la messagerie électronique de l’entreprise ».

Ayant jugé le 12 janvier 2012 qu’il était illégal d’écarter les syndicats non représentatifs des moyens de communication électronique dont bénéficient les syndicats représentatifs signataires de l’accord, la Chambre Sociale fait respecter à la lettre cet article. Dans son arrêt CIC du 22 janvier 2008, elle avait strictement appliqué les conditions d’accès conventionnellement fixées : «L’article 6-2-1 de l’accord CIC exigeant un lien entre le contenu et la situation sociale existant dans l’entreprise », le courriel de défense d’un syndicaliste paysan moustachu constituait une faute disciplinaire.

Mais une évolution semble aujourd’hui nécessaire, pour trois raisons. La première est que la communication électronique fait désormais partie de notre quotidien, a fortiori pour les générations nées avec MSN puis Facebook. Avec l’apparition de réseaux sociaux internes à l’entreprise où le partage est la règle, il paraît impensable d’interdire de tels échanges avec les syndicats, et de voir leurs courriels rabaissés par le pare-feu de l’entreprise au niveau des messages pornographiques refusés, « indésirables ».

Mais il va de soi que les lois Informatique et Libertés et les règles de sécurité s’appliquent à tout le monde, tout comme celles de la Charte informatique sur le nombre de messages, le volume des pièces-jointes, les flux particuliers, etc…

La deuxième raison est qu’en nos temps d’éclatement à la fois géographique et temporel de la collectivité de travail, il faut joindre tous les travailleurs, de plus en plus nomades, des télétravailleurs aux autres itinérants. Comment faire si l’entreprise comporte des dizaines d’agences, en France ou à l’étranger ? Tous ces Sans Bureau Fixe restent accessibles partout grâce à leur téléphone mobile et/ou leur adresse électronique.

La troisième raison enfin est que le militantisme syndical n’est plus ce qu’il était : rédiger, reproduire et distribuer des tracts papier exige de nombreux militants; mais un seul peut en cinq minutes rédiger et envoyer un courriel syndical à 1342 sympathisants. Cette diffusion dure une seconde et ne coûte rien : mais elle risque de conduire à un syndicalisme tout aussi virtuel. Car à l’instar du e-learning constituant pour l’élève et l’enseignant une catastrophe pédagogique, le syndicalisme ne peut à l’évidence se résumer à un courriel mensuel et un tchat sur Facebook.

Enfin la question du réseau social interne à l’entreprise se pose également. S’inspirant de l’exceptionnel Wikipedia et voulant parfois ré–internaliser les vives discussions sur les forums externes, il encourage les échanges horizontaux, « hors hiérarchie » dans tous les sens du terme. Pratiqué en parfaite stéréo avec la culture des générations Y et Z qui ont connu peu de manifestations d’autorité et ont baigné depuis 2007 dans Facebook où tout le monde est « ami » avec tout le monde, cette génération travaille aujourd’hui avec des habitudes bien ancrées de multi-connexions permanentes.

Il n’est pas surprenant que ces échanges horizontaux donnent aux corps intermédiaires le désagréable sentiment de les court-circuiter. Nombre de managers ne maîtrisent alors plus l’accès à l’information interne mais aussi externe, et y sont l’objet de critiques. Ce même sentiment mitigé existe chez des représentants du personnel ou des syndicalistes souvent seniors, gênés par ces forums et autres référendums permanents remettant parfois en cause leur représentativité réelle et la présomption pour eux irréfragable d’être le « porte-parole » des salariés. Times are changing.