La modernisation apparaît dans vos livres comme un phénomène idéologique, ou tout au moins rhétorique. Quels en sont les ressorts et comment est-il apparu ?

Il faut revenir aux années 1980 et plus précisément à 1984, pour voir apparaître brutalement un discours modernisateur dont le modèle revendiqué est le pragmatisme et le refus de l’idéologie, mais qui véhicule en fait nombre de représentations. Au centre de ce discours, il y a une rhétorique du « mouvement » et du « changement » qui donne très vite l’impression d’un mouvement sans but ni sens : il faut changer parce qu’il faut changer... Il importe de distinguer cette culture de « mouvement permanent » du discours de modernisation qui a pu exister dans l’après-guerre. Il ne s’agit pas d’en cultiver la nostalgie, bien sûr, mais c’est intéressant de le mettre en perspective pour comprendre les différences et saisir ce que notre époque a de spécifique. La principale différence est que la modernisation de l’après-guerre était ancrée dans une vision historique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Jusqu’aux années 1960, la modernisation se conçoit comme un pont entre le passé – « une certaine idée de la France » ou de la République, le gaullisme étant une des modalités de cette représentation qui pouvait s’appuyer sur les figures de la nation, à droite, ou des luttes populaires à gauche – et un avenir de progrès, où on allait gagner quelque chose : bien-être et émancipation... La modernisation était donnée comme un moment particulier dans un mouvement plus long. Les politiques assumaient la narration de ce continuum plus ou moins conflictuel selon les versions, et qu’on peut appeler l’histoire.

L’appel à la modernisation serait donc, paradoxalement, le signe d’une difficulté à se penser dans l’histoire ?