C’est à la fin des années 1990 que l’URI commence à se préoccuper sérieusement des questions de discriminations. Qu’est-ce qui vous a amenés à vous engager dans cette voie ?

Laurent Berger. Certains secteurs professionnels, comme les banques, ont commencé très tôt à alerter sur ces questions, mais c’est sans doute le livre de Philippe Bataille sur Le racisme au travail (Seuil, 1997) qui nous a lancés. Il avait beaucoup travaillé avec la confédération et son livre a été à l’origine d’une forme de prise de conscience dans la CFDT. Non que les militants n’aient pas été sensibles à cette question, mais on pourrait dire qu’un cap a été franchi. Auparavant, on s’inquiétait du racisme hors de l’entreprise, dans la ville, le logement, les comportements. Avec le livre de Philippe Bataille on commence à réaliser que non seulement le travail est lui aussi un lieu de discriminations, mais surtout qu’il constitue un terrain d’action privilégié si l’on veut s’attaquer sérieusement au problème. Car il y a dans l’espace de l’entreprise des règles et des acteurs qui ont plus de prise sur le réel que dans l’espace moins formel du territoire.

Alain Blanchard. Pour dire les choses simplement, avant on pouvait être « un bon syndicaliste » sans s’occuper de ces questions, aujourd’hui les lignes ont bougé.

Laurent Berger. Un effort doit d’ailleurs être fait dans nos propres équipes, en s’inspirant peut-être de ce qui a été fait pour la parité hommes-femmes. Mais si on voit évidemment l’intérêt pour les équipes de diversifier leur composition, il ne faut pas se dissimuler que les personnes qui souffrent ou ont souffert de discriminations n’ont pas toutes envie de prendre le risque du militantisme, qui peut porter lui aussi son lot de discriminations.

La lutte contre les discriminations appartient plutôt au registre de l’interprofessionnel, mais comme vous le dites c’est à l’intérieur des entreprises qu’il faut agir. Comment une priorité « interpro » trouve-t-elle son chemin dans le monde militant des sections d’entreprise ?

Laurent Berger. C’est vrai que le thème est d’abord apparu au niveau interprofessionnel, avec une présence CFDT très active dans l’organisation de manifestations locales comme Tissé Métisse à Nantes puis dans différentes structures telles que la Commission régionale pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (CRILD) et les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté (Codac) devenues Commissions pour la promotion de l’égalité des chances et la citoyenneté (Copec).

Dès 1998, l’UD Loire-Atlantique met en place un plan de travail, et en 2001 le congrès de l’URI est l’occasion de lancer une démarche politique régionale. Le congrès de 2005 confirme l’octroi de moyens, avec une évolution de la démarche.

La CFDT est un acteur reconnu sur ce terrain au niveau régional, ce qui nous a permis de trouver des financements : dans le cadre du projet européen Equal, avec la confédération (2002), mais aussi au niveau régional avec le Fonds social européen (par l’intermédiaire de la DRTEFP), le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild, devenu en 2006 Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) et la Ville de Nantes.

Les financements existent, c’est surtout une question de volonté politique. L’URI et les UD jouent un rôle de pilote. Mais toute la question est de ne pas se payer de mots, et de passer à l’action. D’où la question essentielle de la méthode. Auparavant, l’URI invitait les équipes à travailler sur le sujet ; maintenant, tout comme sur l’égalité professionnelle hommes-femmes et sur l’insertion des handicapés, l’URI met à disposition des équipes son chargé de mission. L’idée est de traiter l’ensemble des sujets, mais avec des approches différenciées.

Alain Blanchard. Il ne s’agit pas de se substituer aux équipes, mais bien de leur venir en aide sur un sujet qui n’est pas toujours facile à maîtriser. Cela suppose de savoir précisément de quoi elles ont besoin.

On pourrait décrire notre action ainsi : sensibilisation des équipes, sensibilisation des salariés, actions locales spécifiques (pour l’embauche de jeunes issus de quartiers sensibles par exemple). Comme chargé de mission, mon rôle est d’appuyer et de conseiller les équipes, de leur offrir à la fois un renfort technique et un « temps militant » dont elles ne disposent pas toujours.

Le sens de ce dispositif est aussi de capitaliser et de mutualiser les savoir-faire. La part de la formation est décisive sur une question comme celle-ci : elle permet de gagner du temps et de l’efficacité.

Une partie du travail consiste à sensibiliser les équipes à ce qui reste une priorité de fin de liste, et à la faire remonter en début de liste. Il faut se rendre compte que les discriminations ont longtemps été une question taboue notamment parce que l’homogénéité est aussi une forme de confort. Il faut savoir aussi que la promotion de la non discrimination et de la diversité sur un lieu qui l’ignorai peut conduire à l’apparition à nouveau d’actes ou de paro les racistes. La formation syndicale a sur ce sujet comme sur d’autres une grande importance. Nous avons créé dans le stage « Formation commune de base » à l’attention des nouveaux militants un module spécifique Racisme et dis crimination raciale.

Comment les équipes travaillent-elles concrètement ?

Alain Blanchard. Une partie du travail consiste à en faire un sujet de discussion : se demander si on en parle, se demander qui fait les embauches et sur quels critères, et bien sûr interpeller l’employeur. Sortir du silence, en fait. Libérer la parole, et dire que dorénavant, « on s’en mêle ». Cela permet par exemple de dénouer l’écheveau des décisions qui aboutit à des situations de discriminations, en repérant les étapes cruciales : par exemple, le rôle majeur des entreprises chargées du recrutement. Il y a rarement une décision globale de discrimination, plutôt une chaîne de microdécisions. C’est sur cette chaîne qu’il faut jouer.

Des accords spécifiques ont été signés, avec Mutuelle Atlantique, le Crédit agricole et la Mutualité sociale agricole. D’autres sont en cours de discussions, aux Chantiers de l’Atlantique notamment : celui-ci est intéressant du fait de l’importance de cette entreprise et de sa complexité.

Il y a aussi la logique d’une « porte » diversité dans les accords qui traitent d’autres sujets. Un certain pragmatisme s’impose en la matière, et il faut tenir compte des différences d’une entreprise à l’autre.

Pour se donner une meilleure visibilité sur le sujet, l’URI s’est lancée dans une démarche d’investigation : nous avons ainsi mené une première enquête qualitative, et une seconde enquête beaucoup plus ambitieuse permettra de réaliser un état des lieux sur 2000 sections d’entreprise. Comme dans les questions de santé au travail, le travail d’enquête est une partie du travail militant : c’est une des façons de se former au sujet, de formuler le problème, et de formaliser les enjeux.

L’accord national interprofessionnel relatif à la diversité dans l’entreprise signé fin 2006 donne des moyens aux équipes, avec notamment la création d’un « comité élargi de la diversité » dans les entreprises de plus de 50 salariés ; c’est évidemment un lieu à investir, et pour cela il est bon de savoir que les équipes sont prêtes.

Laurent Berger. Il faut noter aussi le rôle de l’encadrement, car si l’on considère la question d’une façon concrète, c’est le cadre qui décidera d’en faire une question dans son service.

Les cadres CFDT ont évidemment un rôle moteur, mais le travail des sections sert aussi à sensibiliser les DRH et à les amener à s’avancer sur cette question, par exemple en prenant des engagements sur l’embauche de diplômés. Une ou deux belles actions ont été menées sur ce sujet, avec une politique du coup de pouce qui peut être efficace ne serait-ce que par ses effets d’entraînement. L’esprit de la Charte de la diversité n’est pas seulement de vérifier qu’on ne discrimine pas, mais aussi de mener des actions positives.

L’avantage de la période actuelle est que le sujet a été mis au centre des discussions : il y a vraiment une opportunité à saisir. Il s’agit d’être efficace, d’obtenir des résultats et pas seulement de proclamer des principes.

D’où l’utilité d’actions ciblées, avec des interlocuteurs qui soient en position de décider. Nous menons une action de sensibilisation et de discussions avec de futurs cadres, en partenariat avec le Centre des jeunes dirigeants. Des interventions à Audencia, l’école de commerce de Nantes, mais aussi dans le cadre de la formation continue permettent de sensibiliser, voire de mobiliser des acteurs essentiels.

J’ajouterai que si les résultats concrets de ces actions demandent encore à être évalués, ils ont un intérêt évident si l’on considère l’image et la crédibilité de la CFDT. C’est vrai auprès des futurs cadres auxquels nous donnons une représentation du syndicalisme différente de celle qu’ils peuvent avoir dans leur milieu social et familial, c’est vrai plus généralement sur le plan des rapports avec les institutions et des médias. L’action en faveur de la diversité et de la non-discrimination permet aussi d’être fier de la CFDT, et quand nous avons à porter des décisions difficiles cela ne fait pas de mal. Cette lutte contre les discriminations raciales au travail nous aide aussi à construire notre légitimité.

Alain Blanchard. Et pour rebondir sur cette question de la légitimité, nous avons, nous syndicalistes CFDT, une vraie légitimité pour intervenir sur ce sujet. D’autres acteurs, associations par exemple, sont également présents sur ces questions et chacun y a sa place. Pour autant, qui est plus légitime que les partenaires sociaux, dont la CFDT, pour faire avancer les choses concrètement au sein même des entreprises, en particulier avec l’accord Diversité, qui peut signer des accords et en vérifier la bonne application ? Par ailleurs, certaines associations mènent des actions uniquement sur le plan juridique. Sans nier la nécessité d’aller en justice quand cela s’avère nécessaire, pour la CFDT, la solution ne viendra jamais de la seule judiciarisation de ce problème. Nous préférons pour notre part une action visant à infléchir les pratiques depuis l’interne, en pesant sur les processus et les décisions managériales et en participant à la construction d’une vision partagée. Les patrons ne bougeront pas si on passe notre temps à les culpabiliser.