Qu’est-ce que l’Europe sociale ? Posée avec fracas lors de la campagne référendaire au printemps dernier, cette question n’a pas reçu de réponse suffisamment convaincante pour emporter l’adhésion des électeurs de gauche.

Il serait vain de le nier, et ce constat n’implique pas de rejoindre les rangs de ceux, militants, intellectuels et politiques, qui ont tenté de manipuler l’opinion en brandissant l’image d’une Europe ultralibérale. Quoi qu’on pense de leurs arguments, quoi qu’on sache des vrais motifs qui animaient les ténors du non, il serait trop facile d’accuser l’égarement de l’électorat. Les Français ne sont pas des novices en politique, notre tradition démocratique est suffisamment solide pour qu’on accorde du crédit à ce suffrage. Qu’ils n’aient pas mesuré les conséquences du non, trompés par l’illusion du fameux « plan B Â», est une autre histoire. Mais leur rejet de l’Europe telle qu’elle se présente à eux aujourd’hui a été net et sans bavure, et il interroge ceux qui, comme nous, ont milité pour le oui. Il ne s’agit pas de renier notre position, bien au contraire ; mais de se demander pourquoi l’Europe a cessé de convaincre.

Ses échecs économiques, et en premier lieu celui de la stratégie de Lisbonne, sont patents ; mais comment ne pas voir qu’ils sont avant tout ceux des Etats, et d’une « méthode ouverte de coordination Â» qui leur laisse le choix des méthodes et les autorise ainsi tous les atermoiements. La monnaie unique a sans doute quant à elle permis de stabiliser la zone euro, mais l’orthodoxie excessive de la politique monétaire, la rigidité du pacte de stabilité, l’absence de contrepoids à la Banque centrale européenne ont transformé ce qui nous avait été présenté comme un facteur de dynamisme en un frein avéré à la croissance. D’où la tentation d’en revenir à des politiques économiques nationales, dégagées des contraintes européennes. On peut comprendre cette tentation ; mais la solution ne serait-elle pas ici de donner enfin à l’Europe les moyens de mener une vraie politique économique ? C’est aux Etats et singulièrement au nôtre, bien en peine de répondre par eux-mêmes aux défis de la mondialisation, tout aussi peu capables de se défaire de leurs prérogatives, que la question est posée. L’Europe monétaire doit être une Europe économique, si elle veut se poser vraiment la question de la croissance.

Car n’en doutons pas, c’est bien la capacité de l’Europe à entraîner ses peuples dans une dynamique de croissance et d’espérance qui est en question aujourd’hui. Si la question sociale s’est imposée aussi brutalement dans l’agenda politique européen, c’est que l’Europe économique est en panne. Le premier défi de l’Europe sociale, c’est l’économie.

Se pose dès lors la question des stratégies, et il nous faut ici réaffirmer avec la Confédération européenne des syndicats les vertus économiques du modèle social européen, dès lors qu’il est associé à une véritable politique économique et industrielle. C’est n’est pas en jouant à la baisse que l’on relancera l’économie européenne, mais au contraire en diffusant en Europe et hors d’Europe des standards sociaux élevés. C’est ce que proposait la Constitution, qui aurait donné un fier coup de main à nos camarades tchèques et polonais en leur mettant en main les outils d’une élévation de leurs standards sociaux. Ceux qui ont rejeté la Constitution, non seulement ne leur ont pas rendu service, mais ils ont alimenté une logique de dumping social qui est aux antipodes du projet européen.

L’Europe sociale, cette consolidation commune d’un socle de droits et de garanties, est essentielle à une croissance largement fondée sur la consommation et les échanges intérieurs. Tout autant que l’euro, elle constitue un amortisseur incomparable des crises économiques, et un instrument de relance.

L’économique et le social doivent marcher la main dans la main, mais ils ne se construisent pas de la même façon. Et c’est sans doute l’une des faiblesses de l’Europe sociale que de ne pas être une Europe « venue d’en haut Â», une Europe aussi visible que celle de la monnaie et des directives sur la concurrence. Ces deux Europe n’en sont pas moins inséparables, elles se sont toutes les deux formées dans les années 1980 et affirmées dans le Traité de Maastricht dont le Protocole social n’était pas un simple cosmétique électoral. Le dialogue social européen, la montée en régime des fédérations syndicales européennes et de la Confédération européenne des syndicats, la puissance d’une dynamique sociale européenne dont les cadres de la CFDT, grâce à EUROCADRES et notre camarade Michel Rousselot, ont été pleinement acteurs.

Cette Europe sociale-là, nous voulions la montrer en action, car nous en sommes fiers. Elle n’est pas tombée du ciel, elle se construit jour après jour, dans l’action infatigable de militants tissant des réseaux, agissant dans les comités d’entreprise européens, se réunissant dans des organisations européennes capables de peser de tout leur poids dans les débats bruxellois. Cette Europe-là est inachevée, et elle ne peut par définition être achevée. Peut-être est-ce pour cela qu’elle a du mal à se donner à voir et que les citoyens lui reprochent son inexistence. Elle n’a pas de nom, elle ne se résume pas en une directive ou en une loi, elle n’est pas sortie toute armée de la tête d’un parlementaire : c’est, plus modeste et plus ambitieuse à la fois, une histoire en train de s’écrire. Cette histoire, nous continuons à l’écrire.