Si le projet de François Dupuy est d’expliquer la faillite de la pensée managériale déjà constatée et magistralement illustrée dans Lost in management1, son précédent ouvrage au succès mérité, l’approche descriptive domine les développements de ce deuxième opus. En sociologue praticien et pragmatique, il décrit, analyse et met en perspective les enjeux de management dans le réel des entreprises en même temps qu’il constate et déplore l’ampleur de l’inculture des managers en charge de les conduire. Trop de phénomènes sociaux, pourtant accessibles à un bon niveau de compréhension opératoire (pas vraiment mystérieux), échappent à l’entendement du commun des managers… quand ils ne font pas quotidiennement des contresens !
F. Dupuy revient donc sur la différence essentielle, non pas conceptuelle mais pour l’action, entre le système (d’acteurs), la structure (l’immédiateté formelle perceptible, mais abstraite et anecdotique souvent) et l’organisation (ce qui fait que, « concrètement » cela marche, dans les faits). Il démontre à nouveau qu’il existe des phénomènes de pouvoir tels qu’un chef n’est décidément pas toujours celui qui commande. Il rappelle que les « évidences » non partagées sur les objectifs (la valeur pour l’actionnaire, l’emploi, les enjeux personnels…) sont telles qu’on ne peut échapper à l’exigence d’une régulation des conflits d’intérêts normaux et irréductibles. En sociologue des organisations, il fustige les tentatives d’instrumentalisation naïves, voire pathétiques, des valeurs culturelles par les entreprises. Non, on ne gouverne pas par les valeurs. « Elles n’initient pas l’action, elles la consacrent voire la justifient ». Il souligne les dégâts des impasses de raisonnements qui expliquent l’impuissance et l’incompréhension quand perdurent les raccourcis faisant des symptômes le problème, quand les anecdotes sont assimilées aux faits, quand les moyens sont confondus avec les fins. Enfin, il redit combien la course en arrière à la coercition est contre-productive et il souligne les limites de la mode actuelle en faveur de la confiance. La remise en cause de la protection a entraîné celle de l’engagement. L’appel à la confiance est vain s’il reste psychologisant, individuel et ne se traduit pas par le respect des règles du jeu, si possible simples, fixées par le management lui-même. Ainsi, sans cesse sur le métier de l’intelligence des faits, des sciences sociales et des efforts d’analyse, l’auteur tente-t-il de secouer cette paresse intellectuelle, de dépasser cette « inculture générale et particulière qui a envahi le monde de l’entreprise » et conduisent à la « recherche de solution sans prendre la peine de savoir où est le problème ».
Dans les derniers chapitres, F. Dupuy propose deux explications. Cause et conséquence, un premier niveau d’explication tient à l’usage des mots. La Faillite de la pensée managériale se nourrit de mythes et d’illusions. Elle se conforte de « mots pour ne pas le dire ». Ce management perdu se berce de langue de bois. Euphémismes, litotes, slogans... tiennent lieu de vision et de justification d’un ordre où dominent le statu quo et l’impuissance, inavouable mais patente, des managers. L’auteur réserve enfin son dernier chapitre à une charge argumentée contre la responsabilité négative des business schools et des consultants. Il explicite la mécanique par laquelle les écoles de commerce, contaminées par les dérives académiques, s’éloignent du réel (et du marché) pour mieux gagner celle des classements par leurs pairs. Il montre que l’accès à la connaissance et les efforts de repérage des innovations ne sont décidément pas rentables pour les consultants, au contraire du recyclage en « pauvres points » de la pensée ordinaire pompée à coups de benchmarks sommaires. Les uns comme les autres contribuent à ce « magistral contresens, mais qui semble faire l’unanimité », faisant « peu de place (…) à la prise en compte de la complexité, dans un monde qui l’oppose au concret ».
Sur le fond, F. Dupuy persévère. La tonalité de ce second volet est cependant un peu différente. Il y a ici du désenchantement, une pointe de lassitude. La conclusion boucle avec l’introduction. « En vérité, peu de changements affectent le monde du management » écrit-il. « Il est tout aussi frappant qu’affligeant d’entendre opposer à la prise en compte de (la) complexité, le « concret », ici réduit à l’immédiateté, au directement perceptible ou à ce que le verbiage mou a imposé comme une vérité acquise ». Il ajoute, « puisqu’« on ne convainc jamais personne », ne cherchons pas à convaincre et plutôt que d’espérer vainement une compréhension nécessairement « intellectuelle », remettons-nous en plutôt aux défaites managériales pour obliger à ce que les bonnes questions soient posées pas à pas et les pratiques actuelles remises en cause ».
Pessimiste ? Non, la posture ce ne serait pas sociologique, mais certainement désenchantée. Nous partageons le constat, mais peut-être avec une question. S’agit-il de paresse, ou plus profondément d’une lacune intellectuelle ? L’inculture et les faux fuyants ne masquent-ils pas les tensions liées à la généralisation progressive d’un décrochage s’agissant de penser les conditions d’autonomie de la performance du travail (exprimées naïvement en « should management »), et l’inertie de systèmes de management et d’autorité qui restent fondés, techniquement et intellectuellement, sur la subordination (« not paid for that ») ? Quoi qu’il en soit, nous espérons sincèrement que l’autorité de la grande voix de F. Dupuy, fondée scientifiquement, ancrée au réel, adossée à La Fatigue des élites, Le Client et le bureaucrate..., rencontrera l’écoute des managers.
1 : Lost in Management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Seuil, 2011. 92