Si dans certains contextes particuliers un droit des organisations syndicales d’accéder aux experts du CSE s’est ouvert récemment pour les accompagner dans les négociations de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ou d’accord de performance collective (APC), rien n’a bougé pour les trois négociations récurrentes portant sur les rémunérations, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée ; l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail ; la gestion de l’emploi et des parcours professionnels (ex-GPEC). Pour autant cela ne signifie pas que les expertises réalisées pour les CSE soient inutiles aux négociateurs syndicaux, bien au contraire. Mais l’opérationnalisation syndicale des expertises se heurte à des difficultés organisationnelles et juridiques, que l’on peut toutefois contourner par de bonnes pratiques. Dans le contexte inflationniste actuel, et compte tenu des réticences des entreprises à s’engager sur le long terme, et parallèlement, au moins au niveau des grands groupes, à l’affichage de résultats records, les négociations annuelles sur la rémunération et le partage de la valeur ajoutée revêtent des enjeux lourds en matière de pouvoir d’achat. Les experts mandatés par le CSE peuvent assister les organisations syndicales dans trois domaines : l’évaluation des possibilités financières de l’entreprise, le chiffrage des revendications, et la livraison d’informations et de conseils.

  1. Évaluer les possibilités financières de l’entreprise : l’apport de l’expert mandaté par le CSE à l’occasion de la consultation sur la situation économique et financière

Les travaux de l’expert sur la situation économique et financière de l’entreprise permettent d’apporter une information indépendante exprimée de façon pédagogique, accessible à des non-spécialistes. Comme chaque négociateur l’aura remarqué, les patrons et directeurs de ressources humaines ont un talent indéniable pour manier la plainte et la déploration. « Vous voulez tuer la boîte ? », « Vos demandes ne sont pas responsables », « L’actionnaire ne voudra jamais », « Nous n’avons pas les moyens »… La litanie peut être longue. La négociation est d’autant plus aisée que les faits sont objectivés. Cela permet de sortir de discours qui visent à influencer et culpabiliser, et dont la tonalité est politique, non basée sur des faits. Dans le contexte inflationniste que les entreprises subissent avec le renchérissement de leurs achats, l’expert pourra indiquer non seulement quel est l’impact réel de celui-ci sur les comptes, mais aussi fournir une appréciation de la capacité de l’entreprise à relever ses prix vis-à-vis de ses clients. Selon l’environnement concurrentiel auquel fait face l’entreprise, mais aussi la puissance de sa marque et de sa part de marché, cette capacité ne sera pas la même. Si l’expert a bien qualifié la situation financière et économique de l’entreprise, les organisations syndicales devraient être au clair sur les marges de manœuvre de l’entreprise, résister aux arguments fallacieux, et expliquer en quoi leurs revendications, au-delà de leur légitimité pour les salariés, demeurent à la portée des moyens de l’entreprise. Pour cela, il leur suffira par exemple de comparer l’impact financier de leurs revendications aux résultats de l’entreprise, ou à sa solidité financière, ou encore tout autre critère utile tel que le niveau des dividendes et rachats d’actions, le bonus des dirigeants, etc.

  1. Le chiffrage des revendications : l’apport de l’expert mandaté par le CSE à l’occasion de la consultation sur les politiques sociales

Au-delà des informations financières, l’expert mandaté à l’occasion de la consultation sur les politiques sociales aura, si le CSE le lui a demandé, analysé l’impact des résultats de la dernière négociation sur les salaires : quelle distribution de l’enveloppe d’augmentations selon les catégories professionnelles et les repères par familles de métiers ? Quels pourcentages médians ? Quelle proportion de salariés non augmentés ? Quelle enveloppe effectivement dépensée ? Quel positionnement de ces données par rapport à l’inflation constatée dans l’année ? Quel pourcentage de salariés en situation de perte de pouvoir d’achat ? Cet expert aura aussi collecté de précieuses données utiles pour construire un modèle d’impact financier des revendications. La plupart des équipes syndicales sont dans l’incapacité de chiffrer leurs revendications, et donc d’évaluer si telle ou telle demande passe financièrement. D’une part parce qu’elles ne disposent pas des informations nécessaires, et d’autre part parce que cela suppose une modélisation, qui réclame du temps et des compétences techniques. Si l’entreprise concernée connaît un fort turn-over, deux informations sont ainsi utiles pour les négociateurs : 1) est-ce que l’entreprise n’aurait pas intérêt à être plus généreuse en matière de rémunérations pour limiter le taux de départs dans un marché de l’emploi où les compétences sont plus difficiles à chercher ? 2) dans quelle proportion les départs en cours d’années vont-ils réduire l’impact financier d’une mesure d’augmentation ? L’expert disposera des rémunérations moyennes par catégorie professionnelle, métier, emploi-repère, ce qui permettra de calculer l’impact financier global des pourcentages d’augmentation différenciés, tenant compte des départs en cours d’année. Si les organisations syndicales envisagent d’accepter plusieurs vagues d’augmentation au cours de l’année, leur impact financier sera d’autant plus limité qu’elles seront éloignées dans le temps. L’expert peut facilement chiffrer ces effets. Munies de cette calculette, partagée par l’expert, les organisations syndicales pourront identifier les hypothèses compatibles avec la performance de l’entreprise ou sa viabilité financière.

  1. L’apport de l’expert en matière d’information et conseil

L’expert du CSE aura normalement la capacité d’apporter des informations sur les coûts sociaux et fiscaux des différents dispositifs mobilisables dans la négociation sur les rémunérations. En effet, la recherche d’un accord ne se limite pas à un budget d’augmentations générales (dont les entreprises ont perdu l’habitude, notamment pour les cadres) ou individuelles. Dans la recherche d’un équilibre, de nombreux dispositifs peuvent être mobilisés, dont le coût est parfois très faible pour l’entreprise, car ils sont exonérés plus ou moins totalement de charges sociales et patronales, voire non imposables : prime de partage de la valeur (dite Macron) – même si le dispositif n’augmente pas la rémunération récurrente, il peut être intéressant – ; suppléments d’intéressement ou de participation ; amélioration des garanties santé complémentaire ou prévoyance ; mise en place d’un forfait mobilité durable récemment rendu compatible avec la prise en charge des frais de transport collectif ; amélioration de la prise en charge des frais des salariés à leur domicile dans le cas de l’existence d’un accord de télétravail ; accroissement de la valeur des titres de restauration ; bonification du budget des œuvres sociales du CSE, etc. Plus les négociateurs syndicaux sont armés pour négocier ces dispositifs en complément des augmentations, plus l’obtention d’un accord intéressant est accessible. L’expert du CSE peut les aider en leur apportant l’information nécessaire, et en chiffrant les impacts financiers associés. Enfin, d’autres types de conseils ne sont pas financiers mais sont tout aussi utiles : mise en place d’une clause de revoyure déclenchant des mesures additionnelles dans certaines circonstances – celle-ci peut parfois débloquer des négociations où l’employeur a trop d’incertitudes pour pouvoir s’engager en début d’année – ; assistance à la communication vers les salariés pour les mobiliser plus facilement et mettre l’employeur en difficulté sur la base d’informations crédibles – l’expert pourra fournir les faits utiles à la communication syndicale.

Toutefois ces apports sont trop peu souvent mobilisés par les organisations syndicales. Par ailleurs, de nombreuses difficultés entravent les apports des experts du CSE aux négociateurs syndicaux, et rendent peu fréquente cette mise en synergie, qui demeure toutefois possible. L’organisation de notre droit social privilégie nettement les moyens du CSE à ceux des organisations syndicales. Le CSE dispose d’un droit large à l’information, via la BDESE[1] et l’organisation des processus d’information-consultation ; il peut mobiliser des experts à de multiples occasions, qui ont un accès légal à l’information détenue par l’entreprise et sont financés pour l’essentiel par celle-ci ; il dispose d’un budget de fonctionnement ; il a une personnalité morale. En revanche, sauf contexte particulier (absence d’organisations syndicales représentatives, négociation des dispositifs d’épargne salariale), le CSE n’est pas habilité à négocier. Il n’a pas vocation à transformer l’information en acquis sociaux, c’est le rôle des organisations syndicales. Les organisations syndicales représentatives ont le monopole de la négociation, sauf exception. Mais pour exercer leurs responsabilités, elles disposent de peu de moyens dans l’entreprise.

À moins qu’un accord le prévoie, elles n’ont pas de budget et n’ont pas facilement accès aux experts du CSE, sauf contexte particulier (négociation d’accords PSE ou APC). De plus elles sont divisées en plusieurs délégations, contrairement à la situation prévalant dans la plupart des autres pays européens. Elles n’ont pas accès aux moyens de communication électroniques de l’entreprise, et notamment aux messageries, sauf tolérance ou accord contraire, ce qui leur cause bien des soucis pour maintenir le lien avec les salariés dans un monde où le travail hybride (partiellement télétravaillé) devient la norme.

La séparation typiquement française entre instances élues (qui sont consultées) et organisations syndicales (qui négocient) ne facilite pas l’utilisation des expertises pour la négociation des rémunérations. De nombreuses difficultés entravent leur bonne articulation. En effet, la période des négociations n’est pas celle des consultations : celles-ci sont généralement disjointes dans le temps. Or les experts n’ont pas une mission permanente ou continue comme les commissaires aux comptes, mais ponctuelle. Ils ne sont pas censés travailler pour les représentants du personnel en dehors des consultations. L’entreprise pourrait leur contester le temps qu’ils consacreraient aux organisations syndicales en dehors des consultations. Rappelons que le CSE n’a pas dans ses attributs légaux de faciliter la préparation des négociations. Par ailleurs, les acteurs ne sont pas les mêmes : les délégués syndicaux sont rarement élus du personnel sur le même périmètre.

Pour fixer à l’expert un champ de mission qui serve à l’alimentation des délégués syndicaux, il est nécessaire de faire des démarches particulières, et ne pas se limiter aux besoins des élus du personnel exprimés par le secrétaire du CSE ou les commissions de celui-ci. Le CSE ne peut pas facilement financer avec son budget de fonctionnement une prestation de conseil bénéficiant aux organisations syndicales par son expert, sur la base des informations produites dans le cadre des consultations récurrentes : c’est en quelque sorte en dehors de son objet social. Par ailleurs la négociation sur les rémunérations est le plus souvent préparée en ordre dispersé par les organisations syndicales, qui représentent des collectifs parfois distincts. Pour l’expert du CSE, il est compliqué et dangereux de ne conseiller qu’une seule organisation syndicale, ce qui serait incompatible avec son indépendance. Ces difficultés rendent l’assistance de l’expert aux organisations syndicales peu fréquente pour la négociation des rémunérations, ce qui est regrettable. Ce n’est toutefois pas impossible, si les acteurs le souhaitent, ainsi que le montrent les deux exemples (ci-après).

De nouvelles propositions ont émergé pour réformer à nouveau le dialogue social. Il existe des alternatives permettant une meilleure articulation des fonctions. La première serait de reconnaître au CSE, parmi les missions générales, la vocation de concourir, par les informations qu’il reçoit, à la préparation des négociations menées par les organisations syndicales. La seconde serait d’élargir les possibilités d’usage du budget de fonctionnement du CSE, au financement de l’assistance des organisations syndicales dans leurs négociations par un expert désigné par le CSE. Il serait bien évidemment possible d’être plus ambitieux, et de mettre plus résolument les experts au service de la négociation d’entreprise. Ces évolutions juridiques limitées enverraient le signal d’une meilleure articulation entre élus et négociateurs, rendraient le travail des experts plus utile, et renforceraient l’efficacité du dialogue social.

Cas n°1 (entreprise du commerce spécialisé, environ 2 000 salariés) : intervention de l’expert récurrent à titre gracieux pour les organisations syndicales

Le CSE désigne le même expert depuis une dizaine d’années sur les trois consultations récurrentes. Il a donc une bonne connaissance de l’entreprise, et dispose d’une information fraîche, précise et pertinente. Les quatre organisations représentatives ont des divergences, mais arrivent à travailler ensemble quand c’est nécessaire. La CFDT dispose d’une majorité relative. En septembre 2022, face aux revendications salariales exprimées par les organisations syndicales dans un contexte de forte inflation, l’entreprise adresse aux salariés un communiqué indiquant que satisfaire ces revendications amputerait le résultat de plus de la moitié, et hypothéquerait l’avenir de l’entreprise, en l’exposant même à des difficultés extrêmement périlleuses. Elle rajoute être prête à mettre en œuvre une prime de partage de la valeur afin de limiter les augmentations au maximum. Les organisations syndicales contactent alors l’expert du CSE pour avoir son opinion sur la question. Celui-ci leur fournit un argumentaire détaillé qui recadre les propos de l’entreprise et est quasiment repris intégralement dans une communication intersyndicale. Par la suite, il fournit aux délégués syndicaux un petit modèle Excel leur permettant de calculer l’impact financier de différents scénarios. Les négociations reprennent et les organisations syndicales obtiennent des résultats qu’elles jugent suffisamment significatifs pour signer l’accord proposé à l’unanimité : augmentation générale des employés (la moitié des salariés) de 5,6 % en moyenne (110 € mensuels), budget d’augmentation individuelle, mise en place d’une prime de partage de la valeur de 750 € jusqu’à deux Smic annuels (3,1 % de la rémunération moyenne annuelle des employés), engagement de mise en place d’un accord d’intéressement, etc. En conclusion du cas, on retiendra que l’expert a fourni dans un temps limité et non rémunéré des informations facilitant l’atteinte de leurs objectifs par les organisations syndicales. Il a pu le faire car il a pris son risque, disposait préalablement de toutes les informations nécessaires, et une relation de confiance était établie avec les organisations syndicales. Celles-ci ont fait bouger significativement l’entreprise dans ses postures en communiquant vers les salariés.

Cas n°2 (entreprise du commerce de détail, environ 500 salariés) : mandatement de l’expert via le budget de fonctionnement

Dans cette enseigne disposant de nombreuses boutiques en France, marquée par un fort turn-over, un expert est intervenu à l’occasion de la mise en place d’un PSE, et a collecté beaucoup d’informations sur la situation économique et financière, ainsi que sur les caractéristiques du collectif de travail. Les trois organisations représentatives ont apprécié l’aide qu’il a apportée dans la négociation de l’accord PSE. Elles travaillent collectivement dans le cadre d’une alliance, sans opposition frontale entre elles. La CFDT est minoritaire. Les deux années suivantes, le CSE ne désigne pas d’expert sur les consultations récurrentes, mais, pour les négociations sur les rémunérations et l’intéressement, le mandate en CSE sous couvert de prestations d’assistance spécifiées de façon générale. Chacune de ces missions exige un budget de 1 à 3 jours/hommes, financé intégralement par le budget de fonctionnement. L’essentiel du temps est consacré à la production de petites notes préparant chacune des réunions de négociation, et à des temps d’échange avec les délégués syndicaux. L’expert chiffre les revendications, en tenant compte du turn-over, et donne des conseils. Les négociations aboutissent à des succès variables, mais progressivement l’expert perd de son efficacité, car il n’a plus accès à des informations détaillées sur l’entreprise : il travaille avec celles dont les délégués syndicaux disposent, qui sont beaucoup plus réduites, voire inexistantes. En conclusion de ce cas, on peut noter que la prestation d’assistance aux négociations sur les rémunérations est peu coûteuse pour le CSE, mais que sa pertinence est bien moindre si l’expert n’intervient pas également sur les consultations récurrentes. Par ailleurs, dans ce cas d’espèce, les organisations syndicales n’ont aucune pratique de communication, et sont incapables de motiver leurs positions auprès des salariés, malgré les encouragements répétés de l’expert. Elles se privent ainsi d’un levier important dans la négociation.

[1]- L’employeur d’au moins 50 salariés doit mettre à disposition du comité économique et social (CSE) ou des représentants du personnel une base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE). La BDESE rassemble les informations sur les grandes orientations économiques et sociales de l’entreprise.