Nos missions d’expertise auprès des CSE d’organisations de toutes tailles, dans différents secteurs d’activité, nous amènent à analyser très fréquemment les politiques de rémunération déployées. Bien souvent, nous identifions des écarts en interne dont l’ampleur conduit à une incompréhension de tous et nourrit progressivement une colère réelle.

Ainsi, dans une société de services aux entreprises, où plusieurs centaines de salariés sont rémunérés à des niveaux très proches du Smic, une quinzaine de dirigeants perçoivent des rémunérations moyennes représentant environ 20 fois le Smic (environ 350 k€ brut annuels) : chacun perçoit en deux ans ce que le salarié au Smic met toute une vie à gagner. La rémunération du directeur général pour la France atteint 35 fois le Smic, soit environ 630 k€ brut annuels. Ce cas d’espèce ne concerne pourtant qu’une simple filiale française. Dans les organisations de dimension internationale, les écarts observés peuvent atteindre facilement des rapports de 1 à 400, voire plus. L’actuel dirigeant de Stellantis percevait une rémunération de 19 millions d’euros en 2021, soit environ 1 000 fois le Smic. Le Canard Enchaîné provoquait un scandale en 1989 en publiant la fiche de paye du DG de Peugeot – Jacques Calvet – qui avec ses 2,2 M de francs gagnait 40 fois le Smic de l’époque.

À des niveaux variés, ces constats se répètent et explosent brutalement quand la rémunération de tel dirigeant fait la une. Cela conduit nécessairement à poser la question de l’équité interne indispensable à une gestion équilibrée des rémunérations et à la mise en œuvre d’une coopération efficace entre tous.

Des rémunérations justes sont indispensables : au sens de la justice et de la justesse

Plusieurs causes peuvent expliquer ces écarts de salaire, notamment la diversité importante des métiers dans les sièges, qui nécessite de rémunérer des individus à des niveaux de salaire qui ne peuvent pas facilement être comparés à des salaires déjà versés dans l’entreprise, car ils concernent des métiers uniques.

Les salariés sont des observateurs attentifs, en fonction des informations qu’ils parviennent à obtenir, des rémunérations et divers avantages sociaux versés. Assez rapidement émergent des questionnements relatifs à la justification de telle décision prise à leur égard. Les salariés vont donc se comporter en fonction de leur jugement de la situation, et ce jugement n’est assis que sur des perceptions. D’où l’importance des informations fiables, objectives et complètes qui peuvent être obtenues par le biais des investigations réalisées suite au recours à des expertises (dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, l’expert-comptable a accès aux rémunérations de tous les salariés).

Lorsque la situation est perçue comme juste, au sens de la justice et de la justesse, elle va entraîner des réactions positives tandis qu’une situation considérée comme injuste pourra être source de dysfonctionnements : retraits, désengagements ou même turn-over. Ces dysfonctionnements allant de fait à l’encontre de la performance de l’entreprise.

Trois composantes essentielles permettent d’examiner l’équité perçue. La première est l’équité interne : l’employé compare les avantages que lui accorde son entreprise (salaire, avancement, statut, etc.) par rapport à ceux de ses collègues. La deuxième est l’équité externe. Elle traduit un rapprochement plus large qui se fait avec des salariés appartenant à d’autres entreprises. Elle peut être perçue tacitement par les salariés ou étudiée par les entreprises avec le concours de cabinets spécialisés. La troisième est l’équité individuelle, où la comparaison ne se fait pas avec des collègues exerçant à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, mais plutôt avec ce que la personne, elle-même, considère mériter compte tenu de son profil et de son engagement.

L’explication de ces écarts est à rechercher dans le choix du référentiel de gestion des salaires

Les méthodes déployées pour gérer les rémunérations se sont sophistiquées au cours des vingt dernières années et les entreprises ont aujourd’hui accès à des données et des études très pointues sur les rémunérations versées par les sociétés du même secteur d’activité, en tenant compte des niveaux de chaque poste. À partir des niveaux cadres, les salaires sont, dans de nombreuses entreprises, fixés par l’utilisation de « benchmarks » externes : des études sont acquises auprès de cabinets de conseil spécialisés (Mercer, Korn Ferry Hay, Willis Towers Watson…). Ces données permettent d’ajuster la politique interne au supposé « marché » externe pour chacune des fonctions occupées dans l’entreprise. La conséquence de ces pratiques est la perte de vue des enjeux de l’équité interne : il ne sert plus à rien de justifier en interne des écarts de rémunération entre le haut et le bas de l’échelle, puisque la rémunération est uniquement expliquée par les niveaux de rémunérations versés en externe.

Pourtant, l’équité interne s’analyse à l’échelle de l’entreprise, pour déterminer si les différences effectives entre tous sont bien expliquées. On notera que les cabinets de conseil en rémunération adoptent une version très restrictive de l’équité interne en comparant uniquement entre eux les salariés occupant le même poste.

Il s’agit d’un modèle strictement concurrentiel, qui suppose que les efforts réalisés par les cadres et managers seront proportionnels au salaire qui leur est versé, et que si ce salaire devient inférieur à ce qu’il pourrait être ailleurs, ces salariés quitteraient rapidement l’entreprise pour offrir leur service à une entreprise mieux-disante.

Nous avons récemment audité les rémunérations d’un Epic (établissement public de caractère industriel et commercial). Parmi les 1 000 salariés, les écarts sont maîtrisés entre employés et cadres du comité de direction. Décision est prise par la direction des ressources humaines de commander une étude pour situer les rémunérations par rapport au « marché ». Première difficulté, il n’existe pas réellement d’entreprise comparable à cette organisation. Le cabinet décide donc de comparer les salaires versés au « marché général », c’est-à-dire les rémunérations versées dans toutes les entreprises du panel, quels que soient leur taille et leur secteur d’activité. Les résultats tombent : en résumé, les salariés non-cadres sont mieux payés que le marché, les cadres sont au marché, et les cadres dirigeants sont rémunérés au-dessous du marché. Or, depuis de nombreuses années, cette organisation embauche des salariés et des managers compétents à tous les niveaux de sa structure, tous sont intéressés pour participer aux projets d’envergure dont elle a la responsabilité. Les dirigeants ont bel et bien été recrutés, le turn-over parmi eux est d’ailleurs faible. Les rémunérations au sein de la structure étaient donc probablement justes et répondaient à des équilibres collectifs satisfaisants, avec des écarts globalement limités.

À la réception des résultats de l’enquête, la direction des ressources humaines conclut que les non-cadres sont très favorisés (on peut imaginer que leur politique salariale risque d’être plutôt contrainte à l’avenir), et qu’il est nécessaire de « faire un effort significatif » sur les rémunérations des membres du comité de direction.  On peut observer ici un processus de transformation du référentiel servant à juger le niveau des rémunérations : on passe ainsi d’une situation où l’équité interne est déterminante, vers une situation dominée par l’équité externe. Or, l’équité interne conduit généralement à limiter les écarts puisque ceux-ci doivent être expliqués par des différences objectives d’emploi, de responsabilités, de trajectoire, etc. L’équité externe s’affranchit de ces contraintes : il n’est plus besoin de justifier auprès de l’ensemble des collègues les écarts de rémunérations, puisque la raison de ces écarts n’est plus à rechercher pour chacun auprès de ses collègues, mais auprès des salariés d’autres entreprises utilisées pour définir le marché externe.

Il s’ensuit une totale déresponsabilisation des dirigeants sur les niveaux de rémunération : il n’est point besoin de s’en expliquer au sein de sa propre entreprise, puisque des cabinets de conseil fournissent les référentiels qu’il convient d’appliquer.

Les benchmarks sont utilisés massivement, et pas seulement pour les dirigeants.

Chacun se pose alors la question : suis-je rémunéré au marché ?

Pour tous les cadres, non dirigeants, le recours à ces benchmarks est effectivement massif. Mais il conduit souvent à la limitation des rémunérations : les références externes permettent aux directions de toujours dire « vous êtes au marché », voire « vous êtes déjà au-dessus du marché » ! Ces affirmations sont invérifiables pour les salariés concernés et empêchent toutes discussions claires sur le juste niveau de rémunération de chacun au regard de son engagement, sa situation de travail réelle ou ses responsabilités.

Pour finir, on observe que les cadres supérieurs sont fréquemment rémunérés au-dessus du marché, dans un souci de rétention notamment. Mais puisque le « marché » est simplement la collection des rémunérations versées dans les entreprises observées, le fait même de rémunérer au-dessus du marché fait encore augmenter le marché, il faut alors augmenter les salaires, etc. Bref, on pourrait bien avoir là l’une des causes de l’explosion incontrôlée des écarts de rémunération constatés dans les entreprises.

Des conséquences sur le fonctionnement des collectifs de travail

Ces pratiques se heurtent souvent à des réalités sociales internes à l’entreprise : l’engagement de chacun est rarement directement proportionnel à sa rémunération, mais répond aussi à de multiples enjeux de reconnaissance. En outre, les écarts de salaire non gérés, non expliqués, non justifiés avec clarté nuisent profondément au lien social.

Cela est aggravé par le fait que l’on peut légitimement questionner la pertinence des données utilisées : autant la majorité des cadres peut se trouver intégrée dans des benchmarks comptant plusieurs milliers de salariés, autant les panels deviennent de plus en plus réduits au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie. Les titulaires sont naturellement moins nombreux et de fait, si les données de marché légitiment les salaires versés, on peut se questionner sur leur robustesse quand le marché compte quelques dizaines de titulaires.

On comprend bien que ce recours massif à l’équité externe permet d’éteindre les débats : si tous les salariés sont « au marché », y compris les dirigeants, toute discussion devient-elle pour autant inutile ? La fragilité des données nous semble en contradiction avec l’usage qui peut en être fait. Pourtant, il serait pertinent que dans toutes les entreprises, les débats en CSE ou lors des NAO puissent à nouveau investir ce champ de l’équité interne et de la lecture critique des écarts constatés, en particulier dans le contexte inflationniste qui est le nôtre. Effectivement, alors que le maintien du pouvoir d’achat est devenu préoccupant et que l’on évoque la « grande démission » ou le « quiet quitting », il est urgent de prendre conscience que l’équité salariale peut impacter favorablement ou défavorablement le climat social : l’attribution de rémunérations justes, avec des écarts maîtrisés, explicables et expliqués est un facteur puissant de cohésion.

En effet, l’entreprise est avant tout un collectif, orienté vers l’atteinte d’un objectif précis de profitabilité et de développement. Les écarts de rémunération reconnaissent des différences de responsabilité, mais tous les salariés sont essentiels. C’est à ce titre qu’il nous apparaît indispensable de promouvoir une réflexion globale sur les rémunérations versées dans le respect de l’équité interne, seule à même de maintenir un collectif soudé et concerné par les objectifs à atteindre. Quelle est la sincérité d’injonctions relevant du « nous sommes tous sur le même bateau », quand certains se débattent à des niveaux proches du Smic alors que d’autres tutoient les sommets ?