Sensible, car elle touche à la notion de valeur dans tous les sens du terme : la valorisation monétaire bien entendu et donc le rapport que chacun entretient avec l’argent, mais aussi la représentation que l’on peut avoir de soi au travers du « prix » de son travail. Complexe, car les théories pour savoir quoi et comment rémunérer sont techniques et se confrontent difficilement à l’évolution des modalités de travail actuelles. Paradoxale, car si l’individualisation des comportements sociaux est devenue une norme, jamais le collectif n’a été autant valorisé qu’aujourd’hui dans les dispositifs de rémunération des entreprises.

La rémunération est d’abord un acte politique

La paie n’intervient qu’à la fin du mois. Certaines évidences comme celle-ci n’en sont pas. C’est à la fin du mois, après avoir effectué un travail au sein de l’entreprise, que le salarié dispose d’une contrepartie. C’est basique, mais cela illustre bien le rapport entre l’employeur et l’employé. L’entreprise offre un contrat, associé à un minimum de sécurité juridique, contre un travail qui n’est rémunéré qu’après service fait. L’entreprise ne paye pas avant de disposer de sa contrepartie. L’inverse eût été envisageable. L’entreprise paye parce qu’il y a eu un engagement de la force de travail, quelles que soient sa nature et ses modalités. L’intérêt de l’entreprise est que cet engagement soit durable, constant, voire croissant.

La rémunération globale reçue en compensation de cet effort est constituée de l’ensemble des éléments valorisables que l’employeur offre au salarié. Y sont intégrées non seulement la rémunération fixe, qui est le plus souvent dépendante du contenu du travail effectué dans le poste (technicité, complexité, place dans la chaîne de valeur de l’entreprise) mais aussi, quand elle existe, la rémunération variable. Cette dernière vient le plus souvent récompenser un résultat particulier comme l’atteinte d’un objectif, un niveau de vente ou la réussite d’un projet, qu’il soit le fruit d’un effort individuel et/ou collectif. Sont également variables les éléments liés à une situation particulière, comme les primes de poste, d’astreinte, de travail de nuit.

Également intégrée à la rémunération globale l’épargne salariale, qui permet d’associer les collaborateurs aux résultats de l’entreprise : participation, intéressement, plan d’épargne d’entreprise. L’employeur y adjoint enfin les avantages sociaux dont la liste dépend notamment de l’historique des relations sociales : compte épargne-temps, mutuelle, prévoyance, véhicules de fonction, activités culturelles et sociales, restauration d’entreprise, effort formation au-delà des obligations.

Les dispositifs de rémunération sont liés à un système de contraintes dans lequel le « Comp&Ben » – abréviation du terme Compensation & Benefits managers – navigue et tente de trouver une voie praticable : le coût de la rémunération et des avantages sociaux pour l’entreprise ; le marché externe qui influence ou contraint les pratiques internes ; les besoins de l’employeur en termes de compétences ; les attentes des salariés.

Les professionnels RH regardent parfois le Comp&Ben comme un juge de paix : il appliquerait une loi universelle et rendrait la justice. Il n’en est rien. Les politiques de rémunération sont contingentes. En effet, les systèmes de rémunération sont si hétérogènes sur la planète que chercher la rationalité de chacun dans l’absolu ou au regard des autres est vain. Pour sortir du relativisme et aborder les liens entre l’engagement des collaborateurs et la rémunération globale, il faut poser les quatre questions suivantes.

La rémunération fait-elle l’engagement ?

L’engagement (ou la motivation) est une attitude qui résulte d’un déséquilibre ressenti chez une personne entre un état désiré et un état actuel. Il est une force psychique qui pousse les individus à agir pour atteindre un but et il désigne à la fois l’énergie et les facteurs qui génèrent cette énergie.

Cet engagement est-il dépendant du niveau ou de la structure de rémunération ? La réponse est clairement « non ». D’autres contributeurs l’ont évoqué dans les précédents chapitres, les leviers d’engagement sont multiples : travail (contenu de l’activité), organisation (modalités de l’activité), relations (avec la hiérarchie, les collègues et autres parties prenantes), emploi (stabilité et perspective de le garder) et salaire.

L’importance relative de chacun de ces leviers est variable d’un individu à l’autre. Et pour chaque individu, elle évolue avec le temps selon ses aspirations, ses besoins et ses contraintes.

De toute évidence, sans rémunération du salarié, la question de son engagement ne se poserait pas. La question est plutôt : quelle motivation additionnelle pour quel niveau de rémunération en plus ? Évidemment, il n’est pas possible de proposer de formule magique, mais quelques éléments issus de l’expérience peuvent guider la réflexion.

Les leviers d’engagement ont changé. De nombreuses études sociologiques mettent en évidence que tous les collaborateurs – et pas seulement les pseudo-générations X, Y ou Z – sont en quête de sens et de collectif d’appartenance. Dès lors, les leviers à activer en matière de rémunération s’imposent par eux-mêmes : un dispositif de rétribution qui porte les enjeux stratégiques de l’entreprise et une rémunération variable liée à la performance collective (de l’entreprise, de l’équipe, du projet).

Comment donner du sens aux politiques de rémunération ?

Parce que l’entreprise est tournée vers l’atteinte de ses objectifs, il s’agit alors d’aligner le système de rémunération sur la stratégie de l’entreprise. Ce sont ces objectifs stratégiques qui mobilisent les dirigeants, et motivent avec eux les managers et les salariés.

Ces dix dernières années, peu d’entreprises ont modifié leur politique de rémunération. Les raisons sont évidentes : attente du retournement de la conjoncture, arbitrage plus ou moins explicite entre salaires et emploi en faveur de ce dernier, crainte parfois d’initier un chantier à risque.

Les tendances concernant l’évolution des rémunérations avant la phase de montée de l’inflation étaient connues : des budgets dédiés aux augmentations générales sans cesse resserrés, voire supprimés, une individualisation des révisions salariales de plus en plus importante et une plus forte dispersion des augmentations au bénéfice des collaborateurs que l’entreprise veut retenir, les fameux « talents ».

Analyser ces tendances revêt un intérêt limité, sinon celui de se situer grossièrement et d’engager les NAO avec quelques points de repère. Mais pour se préparer à une épreuve sportive, il y a mieux à faire que d’analyser toutes les statistiques de ses concurrents sur la ligne de départ ! Ce qui importe c’est de se « benchmarker avec soi-même ».

Travailler sur la rémunération suppose de conduire une réflexion à la frontière de la stratégie et des RH. Certains leviers majeurs de la stratégie (pénétration d’un marché, développement d’un produit ou préservation de la marge, par exemple) ne font l’objet d’aucune action en matière de rémunération et ne sont donc adressés par aucune composante. Des composantes rémunèrent plusieurs fois la même dimension. C’est souvent la conséquence du millefeuille de dispositions issu de l’historique des négociations et d’ajustements ponctuels.

Il s’agit donc de repositionner en face de chaque objectif stratégique le levier de rémunération pertinent. Un système lisible sera plus facilement accepté et pourra alors lui-même devenir un levier de performance.

Comment faire que la rémunération devienne un thème de management ?

La rémunération a longtemps été un sujet tabou. Elle le demeure dans nombre d’entreprises. Accès large à l’information et nécessité de travailler sur l’engagement : tout pousse à en faire un véritable objet d’échange avec les partenaires sociaux de même qu’entre managers et collaborateurs. La maturité grandit dans les grands groupes sur le sujet, mais peu d’entreprises agissent en la matière. La rémunération est un sujet absent sinon contourné. Il est même fréquent qu’aucun moment spécifique ne soit formellement prévu par l’entreprise pour que managers et collaborateurs échangent sur le sujet. Il s’agirait pourtant non seulement de traiter les aspirations, les interrogations et les inquiétudes qu’il recouvre, mais aussi d’éclairer et d’enrichir le « contrat » qui lie les salariés et leur employeur.

Or savoir aborder précisément le sujet de la rémunération est un atout pour le manager dans sa relation avec son équipe. Informé, formé et accompagné par l’équipe RH sur le sujet, il peut ainsi traiter les questions de ses collaborateurs sur l’équité interne, la compétitivité externe des salaires ou les choix structurants de l’entreprise dans le partage de la valeur ajoutée. En abordant ce sujet complexe qui l’expose à de fortes attentes, il crédibilise son rôle et illustre concrètement ce que peut être le « courage managérial ».

Une enquête du Cercle Magellan avait mis en évidence que 66 % des DRH considéraient que les managers ne sont pas à l’aise pour expliquer les différentes composantes salariales à leurs équipes, près de la moitié pensant même qu’ils ne sont pas en mesure de soutenir la politique de rémunération. Pourtant à peine 42 % des entreprises mettent en place des dispositifs facilitant l’appropriation par les managers de ce domaine sensible.

La thématique de la rémunération se pose tout au long du cycle de management (création du poste, recrutement, évaluation, people review, risque de départ, etc.). La première étape consiste à formaliser les rôles réciproques des managers et de la DRH. Ce qui permet de clarifier les « zones grises » : le manager peut-il évoquer la rémunération lors d’un entretien de recrutement ? Les RH ont-elles un « droit de veto » sur les décisions d’augmentation ?

Que font les entreprises en pointe sur cette thématique ? Elles explicitent ce que chaque composante rémunère. Elles construisent une information ludique (Mooc, vidéos, présentations flash, forums, cafés d’échange, guides de la rémunération globale). Elles outillent et professionnalisent les managers pour qu’ils soient porteurs de cet élément déterminant dans le contrat qui lie les collaborateurs à l’entreprise.

Les conséquences de l’inflation

Cela faisait plus de 30 ans que le taux d’inflation n’avait pas dépassé 3 % sur une année civile. La situation était de ce fait relativement simple à gérer pour les entreprises, en premier lieu par les DRH. Le rythme annuel des négociations sur les salaires s’y prêtait à merveille, avec un savoir-faire solide permettant au bout du compte d’adopter des décisions pertinentes et de les répartir entre augmentations individuelles et collectives.

Cinq facteurs étaient pris en compte dans ces décisions :

Une volonté de maîtriser les coûts, enjeu plus ou moins impactant selon le poids des coûts salariaux dans l’équation économique de l’entreprise, au regard de son secteur d’activité et de son positionnement marché.

La perception fine du climat social et sa prise en compte pour anticiper et traiter les risques de tensions au sein de l’entreprise.

Le caractère alimentaire du salaire, imposant de veiller à ce que le pouvoir d’achat des rémunérations les plus basses ne se dégrade pas.

Une action de recomposition des positionnements des différentes populations en fonction de leur valeur ajoutée respective pour l’entreprise, à travers l’arbitrage entre augmentations générales et augmentations individuelles, avec des marges de manœuvre limitées du fait du montant réduit de l’inflation.

En arrière-plan, un accord souvent implicite entre les partenaires sociaux, au-delà des positions de principe affichées par les différents acteurs.

Depuis dix-huit mois, la situation a changé. Certes la France est moins touchée que les autres grandes économies occidentales, du fait de son mix énergétique favorable. Mais ces taux ont un impact fort sur l’équilibre économique de l’entreprise et sur le pouvoir d’achat de ses collaborateurs. Or toutes les enquêtes confirment que cette thématique du pouvoir d’achat est au cœur des préoccupations.

L’entreprise se doit de se préparer à la situation dans laquelle cette hausse des prix aurait un caractère structurel et se prolongerait. Il lui faut penser ce que serait alors son approche, notamment en matière de rémunération. Alors qu’elle gère depuis plusieurs décennies les conséquences de l’inflation en réajustant les salaires a posteriori, elle doit se préparer à changer de logique, en basculant sur une démarche d’anticipation, beaucoup plus offensive et dynamique.

Durant le quart de siècle où l’inflation avait évolué entre 4 et 14 %, les organisations avaient développé un véritable savoir-faire en la matière. Même si la situation économique et sociale était alors fondamentalement différente, il sera possible de capitaliser demain sur ce savoir-faire.

Après avoir clarifié les fondamentaux de l’entreprise en matière de politique de rémunération, la DRH va devoir structurer l’information dont elle dispose. Lorsque l’inflation dépasse un certain niveau, il n’est plus possible de se limiter à un seul chiffre globalisant, de plus connu seulement a posteriori. C’est bien l’évolution passée et à venir du pouvoir d’achat de ses collaborateurs que l’entreprise va devoir analyser. Or la structuration de celui-ci est bien sûr différente selon les populations. L’information permettant d’appréhender son évolution doit donc être différenciée.

Un tel contexte pousse les entreprises qui ne l’ont pas encore fait à organiser leur contrôle de gestion sociale. La coordination entre DRH et DAF devient par ailleurs essentielle. Pour ce qui est des décisions en matière d’évolution des rémunérations, le caractère alimentaire du salaire devra bien sûr être d’autant plus pris en compte que l’inflation sera élevée, avec un équilibre modifié entre des augmentations générales renforcées et les augmentations individuelles.

Pour autant, une situation d’inflation élevée peut aussi constituer une véritable opportunité pour faire évoluer de façon significative les positionnements respectifs des rémunérations des différentes catégories : modification de la hiérarchie des métiers, réallocation de moyens vers des métiers pénuriques, différenciation plus poussée en fonction des expertises ou du talent, etc. Sous réserve, là aussi, que l’entreprise ait au préalable pensé et structuré ces choix à partir de ses enjeux stratégiques.

Plus que jamais, cette situation va supposer de faire preuve de pédagogie dans la communication auprès des collaborateurs, avec un rôle majeur à jouer par le management de proximité. Les entreprises dans lesquelles celui-ci assume pleinement son rôle de communication et d’explication sur ces sujets sont les mieux préparées à affronter cette nouvelle situation. La DRH devra également veiller à alimenter le dialogue avec les partenaires sociaux pour prévenir les éventuelles incompréhensions et les tensions qui en résulteraient.

Il est facile de s’en tenir à l’affirmation selon laquelle il nous faut éviter de créer une spirale inflationniste en mettant en place une boucle salaire-prix. Mais ce qui est vrai au niveau macroéconomique n’est pas toujours possible socialement au niveau d’une entreprise, ni même souhaitable sur le plan de l’engagement des collaborateurs.

Et à plus long terme ?

En matière de rémunération, l’entreprise s’inscrira toujours demain dans un champ de contraintes. Certaines relèvent d’obligations formelles. Notons cependant qu’il sera de plus en plus inadapté de traiter les rémunérations via des grilles stabilisées puisque les compétences émergentes sont par nature hors grille.

D’autres éléments renvoient au caractère alimentaire de la rémunération. Selon l’Insee, deux millions de personnes exerçant un emploi ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. L’entreprise devra à la fois prendre en compte cette dimension pour adopter des décisions structurantes dans son positionnement en tant qu’employeur plus ou moins responsable et, bien évidemment, gérer les coûts de sa politique.

Elle aura également à intégrer ce que sont les attentes de ses collaborateurs, et notamment le besoin croissant d’équité et de transparence. Elle prendra en compte le marché externe, qui influence ou contraint les pratiques internes. Ses enjeux seront différents en fonction des populations, avec une politique qui devra être adaptée à la nécessité de s’attacher certains profils rares et pointus.

Nous l’avons exprimé, disposer d’une politique de rémunération choisie et non subie suppose d’avoir aligné les composantes de la rémunération sur les enjeux de l’entreprise à caractère stratégique. La politique de rémunération devra en effet être contingente et rétribuer ce qui a de la valeur pour l’entreprise, pour faire levier sur ces éléments. Elle a pour finalité de servir ses sources de création de valeur (missions et valeurs, composantes de la stratégie) ainsi que la matérialisation du modèle relationnel ciblé. L’entreprise devra préciser quelles sont les composantes de sa rémunération et ce que rémunère chacune. Une entreprise pourra par exemple faire le choix de traiter l’enjeu de coopération en réduisant la place des augmentations individuelles. Les dispositifs de rémunération prendront dans d’autres organisations le fonctionnement en mode projet ou en matriciel et l’interdépendance des compétences. Le champ du possible est très large.

Donner du sens à la politique de rémunération suppose ensuite de la partager avec les collaborateurs. Accepter que cette politique de rémunération soit transparente n’est pas toujours simple. Certains groupes hésitent par exemple à assumer que leur structure de rémunération soit différente au sein de leurs multiples activités.

Disposer de réponses sur ce que rémunère chacune des composantes de la politique de rémunération est un atout pour communiquer efficacement. Mais l’entreprise doit aussi être claire sur l’objectif de cette communication : promouvoir une modification de cette politique, répondre à un sentiment d’absence d’équité, valoriser le niveau réel du package global ?

Dans les prochaines années, les entreprises en pointe développeront sur ce sujet une information ludique : Mooc, vidéos, présentations flash, forums, cafés d’échange, etc. L’information factuelle au travers d’un bilan social individuel restera pertinente à condition qu’elle soit portée. Envoyé au domicile du collaborateur, l’outil perd une grande partie de son impact. Alors que présenté au salarié par son manager, qui en explicite le contenu tout en portant la politique de rémunération de l’entreprise, il devient un outil de dialogue.