La formation à la négociation collective peut passer par un jeu de rôle, tout comme la sensibilisation des acteurs organisationnels aux questions de violence au travail. C’est le pari que nous avons pris en concevant l’étude de cas Catwalk : gestion de crise face à la violence au travail[1]. Récompensé par l’AGRH et Référence RH en octobre dernier, ce travail nous donne l’occasion de revenir sur la nécessité du dialogue social en entreprise sur ce sujet.

Plus d’une personne sur cinq est victime de violence au travail, parfois de façon répétée et sous différentes formes au cours de sa vie professionnelle. On estime ainsi que les violences physiques, psychiques ou sexuelles touchent 743 millions de travailleurs dans le monde (121 pays sondés) et 4 millions en France[2]. Selon Hugues Lagrange de l’Observatoire sociologique du changement, il y aurait une relation entre le regain de la violence en général et la crise économique et sociale. Dans le cadre d’une étude menée auprès de salariés et de professionnels en reprise d’études (Pérugien et Bourgain, 2021), plus de trente récits de témoins ou de victimes de faits de violence au travail ont été analysés. Au-delà des agissements violents entre collègues ou émanant d’un supérieur hiérarchique, ces récits font état d’une absence de réactions d’acteurs tiers (spectateurs ou informés des agissements répréhensibles) et d’une gestion défaillante par l’organisation. Cette défaillance provoque un désengagement tant des victimes que des témoins de ces actes violents (notamment agressions, menaces, insultes, humiliations, intimidations). De plus, elle produit des troubles organisationnels et des conflits interpersonnels et collectifs.

Il convient de rappeler ici les efforts des partenaires sociaux, aux échelons international et national, pour renforcer la capacité des institutions, à tous les niveaux, à assurer, étendre et actualiser des mécanismes efficaces de prévention, de réparation et de soutien. Les négociations en entreprise pour un lieu de travail exempt de violence restent trop peu développées en France. Elles pourraient néanmoins s’inspirer des propositions défendues par les partenaires sociaux depuis plus de 30 ans dans ce domaine.

30 ans d’efforts des partenaires sociaux pour endiguer la violence au travail

Il y a 25 ans déjà, un premier rapport alarmant du Bureau international du travail (BIT) plaçait la France parmi les pays avec la fréquence la plus élevée des agressions et du harcèlement sexuel sur le lieu de travail, aux côtés de l’Argentine, du Canada et de l’Angleterre[3]. Aujourd’hui, 20,1 % des femmes et 15,5 % des hommes seraient victimes de violence au travail en France, soit 4 millions d’actifs chaque année[4]. Une étude de l’Ined et de l’Ifop (2019)[5] révèle que 70 % des victimes de violence n’en auraient jamais parlé à leur employeur et que 40 % de celles qui en auraient parlé considèrent que la situation s’est réglée en leur défaveur. Dans le même sens, les études scientifiques indiquent que les salariés peuvent se censurer et renoncer à rapporter des faits de violence pour plusieurs raisons parmi lesquelles : la peur des représailles, la croyance selon laquelle le fait de dénoncer la situation ne changera rien et l’existence de jeux de pouvoir et de normes organisationnelles incitant au silence. Le fonctionnement interne de nombreuses organisations décourage, dissuade, voire empêche leurs salariés de parler. Le focus du dernier rapport de l’OIT sur la violence au travail (2022) porte justement sur les obstacles à la divulgation des expériences de violence et de harcèlement au travail, ainsi que les populations les plus à risques (les jeunes, les femmes immigrées, les personnes discriminées).

Les partenaires sociaux en entreprise peuvent s’inspirer de la Convention no 190 (C190) et de la Recommandation no 206 de l’OIT sur la violence et le harcèlement, dans l’attente d’une ratification par la France (l’Espagne, l’Italie, la Grèce et l’Irlande l’ont déjà faite). La convention no 190 définit la violence comme « toute action, tout incident ou tout comportement qui s’écarte d’une attitude raisonnable, par lesquels une personne est attaquée, menacée, lésée ou blessée dans le cadre ou du fait direct de son travail ». Elle ne limite donc pas la violence à l’intérieur des lieux de travail. Par ailleurs, la notion de « raisonnable » oblige à tenir compte de l’évolution de la société et de ses normes quant à la qualification de violence et sa condamnation. L’OIT a publié en 2022 un Guide pratique pour les employeurs[6]. Il comporte des aperçus de bonnes pratiques, la caractérisation des manifestations de violence, l’élargissement de la notion de lieu de travail et l’élargissement à la violence domestique. Il est facilement mobilisable par les partenaires sociaux dans le cadre de la consultation annuelle du CSE pour discuter de la politique de l’entreprise en matière de prévention et d’accompagnement.

Les partenaires sociaux en entreprise peuvent également s’appuyer sur l’accord-cadre européen de 2007. Business-Europe, l’UEAPME, le Ceep et la CES spécifient que « le respect mutuel de la dignité à tous les niveaux sur le lieu de travail est une des caractéristiques essentielles des organisations performantes ». L’accord condamne toute forme de violence au travail en raison de ses conséquences sociales et économiques particulièrement graves. L’accord indique que « les entreprises doivent rédiger une déclaration précise indiquant que le harcèlement et la violence ne sont pas tolérés en leur sein. Ce texte doit spécifier les procédures à suivre en cas d’incidents. Celles-ci peuvent inclure une phase informelle au cours de laquelle une personne, bénéficiant de la confiance de la hiérarchie et des travailleurs, sera disponible pour donner des conseils et offrir son assistance ». Le texte ajoute que « la sensibilisation des cadres et des travailleurs ainsi qu’une formation adéquate peuvent réduire la probabilité du harcèlement et de la violence au travail ».

Ces termes ont été repris en intégralité par l’accord national interprofessionnel sur le harcèlement et la violence au travail, signé et étendu en 2010. L’employeur a la responsabilité de déterminer, d’examiner et de surveiller les mesures appropriées à mettre en place en concertation avec les salariés et/ou leurs représentants. La trame d’intervention à formaliser par l’entreprise comprend le suivi des plaintes, le respect de la confidentialité, la prise en compte des avis de toutes les parties concernées, les sanctions, le recours à un avis extérieur et également la possibilité d’une médiation.

Enfin, depuis le 1er septembre 2022, le règlement intérieur de l’établissement doit intégrer des dispositions relatives au harcèlement moral/sexuel et aux agissements sexistes (dont le rôle du référent) et spécifier le processus à suivre pour lancer une alerte ainsi que le niveau de protection du lanceur d’alerte. Toute modification du règlement intérieur doit être soumise à l’avis consultatif du Comité social et économique.

Aujourd’hui, très peu d’entreprises publient des bilans chiffrés sur leurs actions concrètes. La plupart d’entre elles ne possèdent pas de plan de prévention ni de protocole clair ou les actions sont encore insuffisantes, malgré l’obligation pour les entreprises de sensibiliser et de lutter contre les violences au travail.

Sensibiliser et inciter les acteurs en entreprise à investir le champ de la violence au travail

Nous avons adopté pour nos enseignements en formation initiale et continue une stratégie pédagogique propice au développement d’une approche concertée de la violence au travail. Reposant sur une situation réelle, le cas Catwalk[7] place les participants au plus près de dilemmes managériaux, dans un contexte de débrayage à la suite d’une agression. Tous les acteurs doivent être conscients que l’inaction est une approbation tacite. Pour redresser la crise que traverse l’organisation, les participants doivent dans un premier temps poser un diagnostic et analyser la situation. Ils préparent ensuite leurs propositions dans une dynamique de négociation collective avant de se voir attribuer chacun un rôle pour négocier à chaud une sortie de conflit, en faisant preuve d’écoute et en prenant en compte les différentes positions. Les parties concernées ont généralement des objectifs communs, comme celui de garantir la pérennité de l’entreprise, ce qui est de nature à faire du conflit un vecteur d’innovation. Les participants à la négociation sont également attendus sur leur capacité à proposer une approche inclusive, qui traite des causes sous-jacentes et des facteurs de risque de violence. Ils doivent ainsi tenir compte des considérations de vulnérabilité (le travail de nuit, l’origine sociale et ethnoculturelle, le genre, l’âge, le handicap).

Grâce au jeu de rôle, les participants apprennent à qualifier différentes formes de violences au travail (les agressions physiques, le chantage et les pressions psychologiques, les violences sexistes et sexuelles et les modifications abusives des conditions de travail) et à enrayer les mécanismes de cette violence. Aujourd’hui encore, certains actes – intimider, injurier ou crier – sont trop souvent considérés comme moins graves que les violences physiques, voire minimisés par les victimes. Pourtant, la Cour de cassation rappelle, dans un attendu de principe, que la violence volontaire est un délit : elle est constituée par tout acte de nature à impressionner vivement la victime et à lui causer un choc émotif – même sans atteinte physique.

Finalement, les participants doivent trouver collectivement des actions pérennes de prévention, d’assistance et de réparation à travers un dialogue social constructif. Il leur faut ainsi dépasser la dyade agresseur-victime pour résoudre le conflit et mettre en place un processus qui réponde plus globalement aux inquiétudes du collectif en appliquant une tolérance zéro vis-à-vis de la violence en vue de protéger l’intégrité physique et psychique des salariés. Il s’agit enfin de les faire réfléchir à la façon de développer un milieu de travail exempt de violence en élaborant des lignes directrices et des pratiques respectueuses de l’esprit des lois et textes, en détaillant notamment un processus de signalement, une protection des lanceurs d’alerte et une réaction rapide en cas de signalement.

Les établissements du Supérieur tout comme les entreprises sont des lieux de vie au sein desquels il est devenu impérieux de sensibiliser les acteurs et d’ouvrir le dialogue sur ce sujet. Les situations de violence au travail n’épargnent aucun métier, ni aucun secteur d’activité. Chacun de nous peut y être exposé au cours de sa vie professionnelle. C’est pourquoi ces sujets nécessitent qu’on y consacre du temps de formation. Nous sommes convaincues que ce type d’approche permet une implication forte et un apprentissage capacitant sur la violence au travail. Les émotions ressenties par les participants (tristesse, colère, frustration, surprise) facilitent leur démarche réflexive et introspective individuelle. Notre étude de cas propose ainsi de renforcer la capacité des partenaires sociaux en entreprise à actualiser les mécanismes de prévention, de réparation et de soutien efficaces, à renforcer la confiance des salariés et à veiller à ce que les victimes soient soutenues. Elle accroît la sensibilisation à la violence et au harcèlement au travail, dans ses différentes manifestations en vue de modifier les perceptions, les stigmates, les attitudes et les comportements qui peuvent perpétuer la violence et le harcèlement, en particulier ceux fondés sur la discrimination.

[1]- Sabrina Pérugien et Marina Bourgain, CATWALK : Gestion de crise face à la violence au travail, cas CCMP no H0692, primé « Meilleur cas RH de l’année 2022 par l’AGRH et Référence RH », 2022. [2]- OIT-LRF-Gallup, Expériences de la violence et du harcèlement au travail, 2022. Consultable sur le site de l’OIT www.ilo.org Pour la France : chiffres issus de diverses enquêtes (Enveff, 2000 ; Conditions de travail) auprès de personnes ayant exercé une activité professionnelle d’au moins quatre mois durant les douze derniers mois. [3]- OIT, Violence at Work, 1998. Disponible à l’adresse : www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_008847/lang--fr/index.htm

[4]- Voir la note 2.

 

[5]- Disponible à l’adresse : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/10/116268_Rapport_FEPS-FJJ_2019.10.08.pdf

 

[6]- Disponible à l’adresse : https://www.ilo.org/actemp/publications/WCMS_862628/lang--fr/index.htm

 

[7]- Op. cit. en note 1.