Quelles sont les étapes de la transition numérique dans la vie au travail ?
Marc-Éric Bobillier Chaumon. La transition numérique a d’abord introduit des outils bureautiques classiques. Des logiciels d’accompagnement ont progressivement remplacé les tâches de secrétariat et d’assistance, permettant aux cadres de gérer eux-mêmes leur agenda, leurs documents, etc. Ensuite, des outils dédiés au reporting et au suivi des activités des salariés, utilisant des indicateurs de gestion tels que les KPI[1] et la supervision, ont pris le relais. Ces outils prescriptifs ont renforcé l’application d’un modèle gestionnaire du travail par un contrôle plus précis, une organisation théoriquement davantage « vertueuse » (grâce à l’application des normes et standards attendus) et une supervision plus stricte des tâches à effectuer (via des outils de type ERP[2], workflow, etc.). Ainsi, le pouvoir des managers gestionnaires s’est vu renforcé grâce à la possibilité de mieux mesurer et optimiser chaque tâche. Par ailleurs, ce qui ne pouvait être comptabilisé par ces dispositifs ne comptait pas, pis, n’existait pas, pour l’entreprise. Cela a eu pour effet d’occulter le travail réel des professionnels, qui est devenu un impensé des stratégies organisationnelles et managériales.
Ensuite, la phase des outils collaboratifs et de communication avec les réseaux et Internet est arrivée. Aujourd’hui, nous débordons d’espaces de données, d’informations et de coopération virtuelle. Il est étonnant de constater que ces outils, censés favoriser la collaboration au sein des équipes virtuelles, ont paradoxalement conduit à éloigner et isoler les personnes, en fragilisant les collectifs de travail existants. Cependant, il est vrai que ces technologies collaboratives ont soutenu le déploiement du travail hybride, en particulier lors de la crise sanitaire. Plus précisément, ces environnements digitaux ont contribué à remodeler les cadres traditionnels d’exercice de l’activité en redéfinissant les référentiels temporels (liés à la synchronisation des pratiques), spatiaux (colocalisation dans un même lieu) et organisationnels (par des structures d’action communes) qui autrefois étaient partagés par les salariés réunis au sein d’une même entité et qui, désormais, doivent être reconstruits et ajustés à distance. Enfin, en tant qu’« objets frontières », ces technologies ont contribué à la porosité des barrières entre vie personnelle et professionnelle (surconnexion), car un même outil peut être utilisé dans différents contextes : par exemple, une messagerie ou un smartphone sert autant à recevoir des messages professionnels que personnels.
La dernière étape correspond actuellement aux technologies émergentes (réalités immersives, intelligence artificielle, technologies ambiantes, robots, etc.). Il ne s’agit plus seulement de fournir des systèmes dédiés à l’automatisation de certains processus de travail (informationnels, communicationnels, collaboratifs, administratifs, organisationnels, etc.), mais d’accroître l’efficience intellectuelle par l’implantation d’outils qui suppléent, voire s’approprient, tout ou partie des capacités humaines : dans les diagnostics, l’expertise, les prises de décisions, la conception voire l’imagination au travail. C’est en quelque sorte l’outillage de la tâche cognitive dans une logique performative.
Il y a de la passivité avec laquelle on accepte ces évolutions. Vous parlez de déterminisme, d’acceptation permanente, comme si la technologie allait de soi, et en même temps on se plaint de fatigue numérique.
M.-É B. C. Oui, cela part de l’idée majeure que la recherche de performance, d’innovation et d’agilité dans l’activité est un but en soi pour l’entreprise. Dans une conception très technosolutionniste, la technologie en devient alors le principal moteur. Autrement dit, la technologie n’est pas perçue comme une solution possible aux besoins de l’entreprise, mais elle est d’emblée posée comme la solution à tous ses problèmes et défis. Cette vision très technocentrée tend à évacuer le travail réel et les usagers finaux, qui sont vus au mieux comme une simple variable d’ajustement, au pire comme un obstacle (résistances au changement) qui n’ont d’autres choix que de se mettre au service de l’outil déployé sans eux, et parfois contre eux. Cela conduit aussi à rendre caduque la mobilisation d’espaces de délibération sur les projets d’innovation et de transformation, qui concernent pourtant les usagers au premier chef. Enfin, dans cette approche très déterministe, la mise en œuvre de ces technologies vise également à imposer des cadres d’action, des normes et des procédures aux salariés, reprenant ainsi la main sur un travail qui échappe à la vigie de l’entreprise (comme actuellement avec le télétravail, le travail à distance nomade ou mobile).
En 2010, j’avais piloté pour l’Apec une étude sur les technologies et leurs incidences sur le travail des cadres après dix années de révolution web[3]. Il en résultait que leur activité était hyper-médiatisée avec en moyenne plus d’une dizaine d’outils différents mobilisés chaque jour. Peu associés à la conception et au choix de ces outils, ils se trouvaient confrontés à des sollicitations et des interruptions numériques fréquentes (cadre dispersé) et à des formes d’hybridité de travail (cadre décadré) impliquant de nouveaux modes de régulation de l’activité ainsi que de nouvelles compétences : disponibilité, dispersion, articulation, plasticité… La différence est qu’aujourd’hui, dans un environnement ultramédiatisé et hybride de travail, ces pratiques qui étaient autrefois spécifiques aux cadres se sont généralisées à toutes les catégories de salariés.
Ainsi, le cadre est dans un espace inconfortable de déploiement et de prévention des mauvais usages…
M.-É B. C. Tout à fait. La ligne managériale n’a jamais été autant prise entre le marteau et l’enclume avec le déploiement rapide de ces nouvelles technologies et configurations de travail (flexoffice, travail hybride, modes agiles…). Elle doit promouvoir des innovations qu’elle n’a pas nécessairement choisies, et qui peuvent même aller à l’encontre de ses propres règles de métier et de celles de son équipe. Elle doit également repenser ses propres pratiques pour accompagner au mieux ses collaborateurs, confrontés à de nouvelles exigences de travail, et proposer les ressources adéquates pour les soutenir. Enfin, ces managers, souvent isolés, doivent faire face à de nouveaux questionnements, à des dilemmes de travail, voire à des conflits éthiques concernant la manière d’assurer un travail de qualité et de développer une dynamique collective.
Justement, en quoi consistent ces nouvelles formes de travail. Pourriez-vous les caractériser ?
M.-É B. C. Ces nouvelles formes de travail, qualifiées d’hybrides, se révèlent plus distantes, dématérialisées et abstraites, mais aussi plus éclatées et distribuées. Ce travail s’invisibilise et s’individualise, rendant également le salarié moins visible. Face à ces évolutions, il est primordial de réfléchir collectivement, au sein d’espaces de dialogue professionnel et social, sur ces nouvelles conditions de travail et les ressources à déployer. Il s’agit aussi de questionner le rôle et la fonction psychosociales des technologies dans l’activité, afin de les transformer en opérateurs de santé au travail. Cela nécessite une approche anthropocentrée, distincte d’une vision technocentrée, qui s’appuie sur la prise en compte du réel du travail, sur l’implication continue des salariés dans un processus de co-conception, et sur la prospection d’un devenir acceptable de ces nouvelles formes d’activité médiatisée.
Je décris d’ailleurs ces principes dans mes travaux et mon dernier ouvrage portant sur la clinique des usages[4]. Il s’agit de cerner les développements possibles et impossibles de l’activité en lien avec l’usage des instruments technologiques. Cette approche vise à faire de la technologie un instrument d’expression, de développement de l’activité, et de renouvellement des compétences et des métiers. Il s’agit aussi de voir la technologie (et le projet de changement associé) comme un dispositif permettant la mise en dialogue sur l’activité passée (celle qui se fait) pour être en capacité de mieux penser l’activité future (celle qui pourrait mieux se faire : avec ou sans les dispositifs). Par exemple, dans le cadre du déploiement de l’IA, on peut interroger dans quelle mesure celle-ci va affecter les pratiques de travail, redessiner les gestes professionnels et reconfigurer les modes de fonctionnement collectifs et individuels, en permettant de bien faire (sens) et de mieux faire (efficience) notre travail. Vouloir déléguer des tâches cognitives à faible valeur ajoutée à ces outils peut sembler opportun afin de revitaliser l’activité. Mais il se peut que ces tâches, cataloguées comme futiles par l’organisation, aient un intérêt ou une utilité pour le salarié, en lui donnant par exemple la possibilité de se reposer dans un processus exigeant, de créer (par du vagabondage intellectuel) ou encore de se préparer et de se projeter dans l’action suivante.
En définitive, au cours de ces dernières années de transformations (subies) dans le monde professionnel, les salariés ont pu expérimenter ce qui était bénéfique ou non pour leur travail. Ils connaissent les sources et les ressources appropriées pour un travail soutenable, efficient et performant, étant au plus proche des réalités et des exigences de ces nouvelles formes d’activité. Il est donc crucial de les mobiliser dans tout projet de conception et de rétablir un dialogue professionnel et social pour envisager ensemble un futur du travail acceptable et durable.
Entretien réalisé par Laurent Tertrais
[1]-Key Performance Indicators (indicateurs clés performance). [2]-Enterprise Resource Planning (planification des ressources d’entreprise). [3]- L’impact des Technologies de communication sur le métier de cadre, rapport de recherche Apec-GRePS, 2011. [4]- Psychologie du travail digitalisé. Nouvelles formes du travail et clinique des usages, Dunod, 2023.