Le travail est un lieu de tensions que la responsabilité tant collective qu’individuelle permet de résoudre, où nous pouvons mettre en place des stratégies défensives tout en s’appuyant sur des régulations de nos activités pour se préserver. Nous avons la possibilité, que ce soit un choix conscient délibéré ou une possibilité adaptative, d’écouter ou de ne pas écouter cette vulnérabilité. La subjectivité se révèle être irréductiblement engrammée dans le corps quand le vécu d’une situation de travail bascule dans le déclenchement d’une pathologie. Il n’y a pas de raison de séparer les causes internes et externes de la pathologie tout comme il n’y a pas de raison de séparer les personnes réputées fragiles des personnes réputées solides. Il est essentiel de pouvoir nommer la vulnérabilité comme « ordinaire ». La modélisation des risques psychosociaux, qui aboutit à ce que les travailleurs fragiles exposés à des risques doivent être identifiés pour protéger l’entreprise avant qu’ils ne « dysfonctionnent », apparaît peu crédible pour rendre compte des différentes figures de la vulnérabilité ordinaire au travail. Celle-ci nous renvoie également à notre condition. Toute modification apparemment anodine peut déstabiliser notre équilibre. Mais l’inadaptation peut aussi être adaptation à des conditions dégradées, voire une conduite de résistance à ces conditions. La figure du handicap reste bien souvent construite sur un a priori d’inaptitude, caractérisant la personne alors même que l’inaptitude est définie par rapport à une situation.

 

L’organisation source de résilience, caractéristique de l’organisation performante

 

Il nous faut revenir sur une hypothèse implicite qui éludait l’importance de la vie humaine subjective et de ses médiations entre la santé et la situation de travail. En effet qui n’est pas rentré chez soi « rempli » de préoccupations du travail pour faire l’expérience de l’apaisement d’avoir « trouvé » la solution au petit matin ? La prise en considération de la vie humaine subjective dans le regard que nous portons sur le travail et les organisations du travail est un enjeu essentiel pour saisir la pertinence de faire le lien entre les problématiques de santé au travail et de performance des organisations de travail. Notre vulnérabilité – quotidienne et ordinaire, souvent indicible et inaudible – est le cœur de ce lien d’intrication entre santé et performance.

Si nous tenons que le travail consiste toujours à faire face à des difficultés – qu’elles prennent la forme de l’imprévu, de l’incertitude, du danger ou de l’urgence - y compris dans les situations les plus soigneusement préparées et les mieux connues. Nous comprenons bien que les technologies tant techniques qu’organisationnelles permettent de rationaliser les situations de travail et les processus de production. Mais les anticipations sur lesquelles reposent cet effort de rationalisation sont toujours insuffisantes parce que nos descriptions sont incomplètes, nos prescriptions demeurent contradictoires entre elles – par exemple faire vite et faire bien – ou tout simplement parce que la décision humaine ne peut être expulsée de la situation de travail. Elle se réinvite par exemple dans la définition même du service sous la figure du bénéficiaire qui a son mot à dire dans le travail tel qu’il est réalisé au moment où il est réalisé. Cela est vrai dans les situations de service qui ne sauraient exister sans le bénéficiaire. Cela reste vrai dans des organisations industrielles où le modèle de la relation de service diffuse pour réintroduire la demande du bénéficiaire au plus près de l’activité. Enfin quand une tâche semble avoir été rationalisée de sorte qu’elle apparaît être suffisamment automatisable pour pouvoir être effectuée par une machine, le processus de rationalisation est lui-même à l’origine de développement de l’activité de travail.

Ces difficultés expliquent le sentiment d’inconfort que nous pouvons ressentir quand nous travaillons. Un sentiment étouffé par des stratégies défensives pour ne pas rester bloqué, voire sous la forme de stress positif, nous donnant à voir cette vulnérabilité dont nous ne voulons pas entendre parler. Citons l’exemple du « déni viril du danger » observé par Damien Cru[1] dans le secteur du bâtiment. Pour résoudre ces difficultés, nous devons nous engager pour faire fi de cet inconfort, oublier notre vulnérabilité. Les stratégies trouvent des points d’appui à partir des régulations collectives. Une organisation efficace est une organisation dans laquelle tout un chacun trouvera des marges de manœuvre pour trouver l’ajustement qui lui permettra d’oublier sa vulnérabilité en s’engageant dans la résolution de ces difficultés. Ces marges de manœuvre ne servent pas uniquement à l’autonomie, à trouver des manières de faire ad hoc, à renforcer le sentiment de contrôle que l’on peut avoir. Elles servent à nous ajuster. La performance organisationnelle au prisme de la vulnérabilité ordinaire, comme la santé au travail, concerne tous les acteurs qui produisent l’organisation du travail : ceux qui la fabriquent, la pilotent ou la managent mais aussi ceux qui y participent.

 

Les ingrédients de l’organisation performante

 

Une organisation performante n’est pas une organisation que l’on protège de la vulnérabilité de ceux qui travaillent, puisque tout le monde est vulnérable. Il s’agit d’une organisation dans laquelle la santé au travail se construit à partir de stratégies défensives, de pratiques professionnelles articulées à des régulations, et de capacités subversives (créatives). Parmi ses grands principes : la coopération, l’autonomie, le travail apprenant voire formatif, la capacité d’agir… La coopération ne se prescrit pas et nécessite que soient établies des conditions minimales de confiance. Elle est source de performance et à l’origine du vivre-ensemble et plus généralement de la qualité de vie au travail.

L’autonomie au travail permet de faire l’expérience des marges de manœuvre de l’organisation du travail. Grâce à elle, il est possible d’expérimenter les ajustements qui permettront de faire des choix judicieux parce qu’en prise avec la réalité de l’activité, son caractère expérientiel et local. Ces ajustements seront également judicieux pour prendre en compte sa propre vulnérabilité, tout comme ses propres contraintes liées au travail ou à la conciliation « travail – vie hors travail ». Cette absence de marge de manœuvre explique les difficultés plus souvent éprouvées par des femmes quand elles doivent également faire face à de fortes contraintes dans la vie hors travail[2].

Le travail apprenant est un élément qui permet de solliciter les capacités créatives et de les reconnaître ce qui concoure à renforcer l’identité professionnelle qui elle-même a des effets bénéfiques sur l’estime de soi et la santé au travail. Des dispositifs de délibération sur le travail peuvent à la fois renforcer le caractère formatif des situations de travail, identifier les meilleurs pratiques et les règles de travail à adopter, et mettre en visibilité des savoir-faire voire valider des compétences.

La capacité d’agir est une condition pour entrevoir des possibilités de développement positif de son activité. C’est ce développement potentiel qui permet de s’assurer et de se réassurer quant au sens de son travail. Le sens du travail est évidemment un élément de fragilisation subjective quand il fait défaut.

 

L’organisation inclusive à la recherche des vulnérabilités productrices

 

Les politiques inclusives donnent des exemples probants de la « vulnérabilité » ordinaire dans le monde du travail. L’exemple le plus évident est celui du handicap qui est communément attribué à des personnes considérées comme vulnérables de sorte qu’elles deviennent « leurs handicaps » alors que l’essence du handicap est définie par rapport à une situation de travail. Des adaptations, quand cela est nécessaire, des situations de travail permettent à certaines personnes de pouvoir contribuer efficacement alors même qu’elles présentent un handicap ou une maladie chronique. A contrario si nous tenons que l’activité de travail est plutôt thérapeutique par rapport à l’inactivité[3], et que de meilleures conditions de travail protègent d’autant mieux la santé, exclure ces personnes vulnérables-là c’est les condamner à une double peine : assignation au handicap ou à la maladie ; destruction de la santé.

Si notre attitude d’exclusion vis-à-vis du handicap nous donne à voir le gâchis de compétence et de santé, le handicap n’est que la pointe émergée de la diversité : culturelle, sociale, de genre… Ceux qui ne partagent pas les codes majoritaires sont perçus comme inadaptés. Cette vulnérabilité-là n’est pas objectivable facilement car les codes qui assurent la conformité aux attentes sont implicites. Les discriminations subies par les femmes sont autant d’exemples d’une injustice aujourd’hui insupportables. Les études de genre donnent à voir le rôle de la vulnérabilité, par le biais de la subjectivité et de la connaissance sensible qu’elle rend possible, dans le développement de l’intelligence en situation. Ceux qui apparaissent différents, car ils éprouvent quelque fois un rapport à la réalité différent sont capables parfois de grande créativité. Ce n’est pas un hasard si nos outils d’évaluation permettent de repérer la « douance » chez certaines personnes, notamment des jeunes enfants, qui sont inadaptés aux critères d’évaluation communément admis que ce soit à l’école mais aussi dans le monde du travail quand ils seront plus âgés. La diversité psychique est un autre horizon des politiques d’inclusion dans les entreprises à la recherche des vulnérabilités productrices et créatives, ignorées depuis trop longtemps. Cet horizon est celui de la santé au travail, problématique sociétale qui monte au fur et à mesure que nos vulnérabilités « se déclarent » dans des organisations du travail qui les ignorent avec des méthodes de plus en plus rationnelles. Bernoulli[4] est un chercheur atypique qui a eu quant à lui une carrière brillante, mais son parcours n’est en rien conventionnel, il a très tôt pris conscience d’une certaine fragilité à l’occasion d’une maladie somatique déclenchée par le stress d’avoir à passer un examen ce qui l’a éloigné de la voie royale des classes préparatoires aux grandes écoles. Cette situation est également la situation de celles et de ceux qui à l’occasion d’un accident, d’une maladie ou d’un changement, apprennent une autre allure de vie, pour paraphraser le philosophe Canguilhem[5], et développer des stratégies originales pour réussir leurs vies professionnelles.

[1] Voir à ce propos son ouvrage Le Risque et la règle, Eres, 2014

[2] Voir à ce propos les travaux de Karen Messing sur la conciliation
« travail – vie hors travail »

[3] Voir le séminaire « Santé mentale, expérience du travail, du chômage et de la précarité » organisé par la Dares entre avril et décembre 2018

[4] Nom de guerre choisi pour respecter l’anonymat d’un chercheur en science de la terre lors d’un entretien pendant une recherche menée dans le secteur public de la recherche scientifique.

[5] Voir notamment Le Normal et le pathologique (1966) où la maladie est notamment considérée comme une expérience d’une autre allure de vie que la santé.