Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail, montre l’avènement d’un management par les dispositifs, produit quotidiennement par des cadres, qu’elle appelle les « planneurs ».

Dans les grandes organisations, qu’il s’agisse d’une industrie de yaourts, d’un supermarché, d’un conseil général ou d’un hôpital, on retrouve, avec une régularité frappante, de nombreux dispositifs qui encadrent l’activité productive des travailleurs et des consommateurs. Nous pouvons les regrouper en trois types : premièrement, les dispositifs de finalité entendent dire ce qu’il faut faire et pour qui : il s’agit du management par les objectifs, du pilotage par la performance ou des balanced scorecards, par exemple. Deuxièmement, les dispositifs de procédés, tels que les protocoles, procédures, « démarches », systèmes d’information (ERP, internet, intranet, appli...) mais aussi les agencements architecturaux, ordonnent la manière de réaliser le travail. Ils fixent les cheminements de sa réalisation, les manières de parler, de se comporter et même de raisonner. Enfin, pour que les travailleurs et consommateurs jouent leur rôle, des dispositifs d’enrôlement visent à les convaincre par de la communication et à les « inciter » par des récompenses et des menaces, à « suivre » les dispositifs de finalité et de procédés.

Or les travailleurs se montrent fort critiques à l’égard du management par les dispositifs : devoir « ne travailler que pour les chiffres », avec des outils souvent rigides et maladroits pour traiter les situations locales, est vécu comme pénible voire pathogène. En outre, à hauteur d’activité, les travailleurs disent qu’il dégrade la qualité produite : les clients et les citoyens seraient mal servis, que ce soit dans des interactions précipitées, par leur mise au travail, ou par la maladresse des procédures dans lesquelles ils doivent « rentrer ». Enfin, ils doutent que la performance économique au nom de laquelle tous ces dispositifs sont mis en place soit au rendez-vous. Le temps passé à remplir le reporting, à « arranger » les chiffres, à refaire le travail mal fait, à subir des cercles vicieux induits par la quête effrénée de performance quantitative est perçu comme une contre-performance éclatante à leur niveau. En résumé, nous entendons une critique sociale étendue à propos de ce management par les dispositifs : il joindrait l’inutile au désagréable.

Curieusement, ceux qui commandent ces dispositifs, comme ceux qui les diffusent, sont également critiques : les dirigeants disent qu’ils produisent des effets bureaucratiques fâcheux (multiplication des indicateurs, des systèmes d’information, des réunions, des procédures…) et doutent qu’ils améliorent finalement la performance. Les diffuseurs de dispositifs, eux, ont le même point de vue que les autres travailleurs à propos des dispositifs qu’on leur impose : un DRH est critique d’un système d’information ERP comme un DSI peste contre la procédure des entretiens d’évaluation annuelle qu’impose le premier, par exemple.

L’éclatement de la fonction d’encadrement

Comment comprendre, alors que ce mode d’encadrement du travail prospère, alors qu’il fait l’objet d’une critique partagée ? Pour répondre à cette énigme, il faut regarder de plus près le travail d’encadrement lui-même. La figure du « patron » a progressivement éclaté entre divers acteurs, dans les grandes organisations : outre la séparation des actionnaires, des boards et des dirigeants salariés, un nouveau groupe de cadres a pris une place prépondérante à côté des cadres de proximité : ceux qui sont mandatés pour optimiser la performance en « plan », et qui sont par ailleurs, fréquemment accusés de « planer » par les autres salariés. Nous les dénommons donc les « planneurs ».

Descendants des bureaux d’étude de Taylor, les planneurs se sont multipliés et spécialisés au cours du vingtième siècle : responsables des méthodes (achat, informatique, production, commercialisation…), des RH, finances, contrôle de gestion, marketing, stratégie, qualité, fiscalité… ils trouvent leurs homologues sur le marché des prestations aux entreprises (consultants, avocats, auditeurs, intermédiaires financiers…). Ces cadres ont pour mission d’optimiser la performance de l’organisation, c’est-à-dire de faire baisser les coûts (rationaliser, sous-traiter, délocaliser, motiver, réduire les risques…) et d’augmenter la valeur marchande des produits (« marchandiser », fidéliser, influencer les achats, innover rapidement, créer de l’obsolescence programmée…). Contrairement aux cadres de proximité, ils sont affectés dans des bureaux éloignés des opérations concrètes. Ils doivent donc agir à distance topographique, causale, temporelle et sociale de ce et de ceux qu’ils encadrent, en manipulant des symboles : des chiffres et des lettres, sur des logiciels de modélisation et de présentations. Aussi, leur tâche semble impossible : comment encadrer un travail et des travailleurs qu’ils ne connaissent pas et avec qui ils ne sont pas en relation ? En outre, leur place dans les rapports sociaux est problématique : ils doivent intervenir de manière contraignante sur le travail d’autrui (généralement pour rationaliser, intensifier, automatiser…) pour le bénéfice d’un tiers. Comment réalisent-ils alors leur tâche, qui semble impossible et indésirable ?

La division du travail des planneurs

Tout d’abord, les planneurs n’inventent généralement pas des dispositifs : ils les achètent plutôt sur le marché des méthodes de management. Ils sont juste chargés de les « implanter », c’est-à-dire de les adapter à leur organisation. Ces dispositifs standardisés (GPEC, ERP, lean, kaizen…) sont eux-mêmes dotés d’une méthode universelle pour leur mise en œuvre : le travail des planneurs est donc prédécoupé en tâches simples (faire des cahiers des charges, assembler des chiffres, entrer des datas dans un modèle standard, dérouler des formations types…) qui ne requièrent pas de compétence spécifique sur le métier encadré, mais juste de l’habileté conceptuelle et de l’obéissance. Des chefs de projets assemblent ces données et en rendent compte à des donneurs d’ordre (directeurs des RH, SI, finances, associés de cabinet de conseil ou de fusions-acquisitions…). Finalement, la standardisation des dispositifs et la taylorisation du travail des planneurs rendent leur tâche réalisable.

Ensuite, lorsqu’on explore le rapport que les planneurs ont à leur travail, il ressort qu’ils y sont très engagés. Ils se montrent fiers de travailler au-delà des horaires légaux. Pourtant, ils jugent leurs conditions de travail (horaires, salaire, stress…) de manière ambivalente. Leur intérêt à ne peut expliquer, seul, leur très fort engagement dans le travail. Ils manifestent aussi un fort intérêt pour ce qu’ils font. D’après eux, c’est celui-ci qui explique la démesure, parfois, de leur temps de travail : « on se prend au jeu », « c’est rigolo », « on s’éclate », disent ces planneurs avec régularité. L’enquête montre qu’ils entretiennent effectivement un rapport ludique à leur tâche : le maniement d’abstractions, sous contrainte de temps et dans une comparaison entre pairs, est vécu régulièrement comme une sorte de jeu intellectuel sur fond de compétition. La succession de missions, projets et postes procure le sentiment de pouvoir rejouer sans cesse des « parties » : la temporalité est également ludique.

Enfin et surtout, les planneurs, par leur place objective, leur socialisation et leur travail quotidien, ne voient pas et ne sentent pas les conséquences concrètes qu’ont leurs plans abstraits. Cette méconnaissance collective s’apparente à celle que crée la règle du jeu lorsqu’elle décrète un « hors-jeu ». La règle professionnelle instaure en effet un jeu passionnant, « prenant » et excitant dans le cadre ainsi construit et une indifférence à ce qui se passe au-delà. Notons que cette méconnaissance des dimensions matérielles, sociales et existentielles du travail encadré par leurs dispositifs facilite le maniement des abstractions : cette règle du jeu est donc à la fois fonctionnelle et source d’agrément. La norme professionnelle pour faire carrière dans les différentes spécialités de planneurs est d’ailleurs de « ne pas poser de question », c’est-à-dire de ne pas interroger cette règle du jeu. Nous comprenons alors mieux comment ils réalisent avec un engagement remarquable, ce mandat qui paraissait pourtant impossible et indésirable.

Planneurs et cadres de proximité

Le management par les dispositifs est difficile à contester parce qu’il s’agit d’un rapport social sans relation : face à un intranet RH, devant un écran d’ERP ou un classeur de procédures, le travailleur ne peut échanger pour questionner et arranger la prescription de finalité, de procédé et de sens. Elle n’a pas de visage, pas de corps. Les cadres de proximité se sentent doublés par ces dispositifs, qui s’imposent au-dessus d’eux, en accroissant simultanément la pression et les exigences gestionnaires sur « leurs » équipes.

Ainsi, du point de vue de l’activité des cadres, faut-il aujourd’hui distinguer les « planneurs » des cadres de proximité : s’ils partagent les mêmes conditions de travail, ils ont cependant des tâches et des places fort distinctes dans les grandes organisations contemporaines.