Les enjeux de la formation professionnelle sont multiples et déterminants pour l’avenir de nos sociétés. Dans « formation professionnelle » il y a « profession », donc métier. On regarde alors du côté du lien entre ce que l’on apprend, ce à quoi l’on se forme et les activités que l’on exerce : le travail et l’emploi. Mais avant de travailler, on se forme durant de longues années. Le mot « professionnalisation » a longtemps été dans l’histoire du système éducatif français comme un gros mot, tant était fort le modèle académique et tant était forte la propension à vouloir délivrer une formation « générale » à tous et un enseignement aux humanités. Pensons au collège unique et à ses impasses.

Mais tandis que l’opposition entre formation professionnelle et formation générale demeure vivace dans les esprits, les réalités de l’enseignement ont incroyablement changé depuis les deux dernières décennies du vingtième siècle : prolongation massive de la scolarité, place de la formation professionnelle au sein du système de formation initiale, développement de formes variées d’alternance (apprentissage, contrats de professionnalisation, stages…). Et ces voies se sont développées là où l’on ne les attendait pas dans l’enseignement supérieur. La formation continue en cours de vie professionnelle, elle, cherche encore sa vocation : son modèle a longtemps souffert de sa relégation comme voie seconde par rapport à la formation initiale. Dès 1971, l’intitulé de la loi Delors « portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » est ambigu.

La professionnalisation est entrée dans l’école

La création de nouvelles filières dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix a beaucoup changé la physionomie de l’école : nouvelles formations en alternance avec les contrats de qualification (M. Rigout, 1983), baccalauréats professionnels et objectif des 80 % d’une classe d’âge au niveau bac (J.-P. Chevènement, 1985), possibilité de préparer tous les diplômes, y compris celui d’ingénieur par la voie de l’apprentissage et de la formation continue (le rapport Decomps en 1987 et les formations d’ingénieurs « par la formation continue »). Ce moment décisif pour le système éducatif français a été marqué par le volontarisme et la valorisation des technologies et de l’industrie : c’est ainsi que les flux de diplômés d’écoles d’ingénieurs ont doublé entre 1984 et 19961. Au point qu’aujourd’hui, la formation professionnelle initiale représente une part déterminante des dépenses publiques de formation. On le sait peu, mais, parmi les 32 milliards d’euros consacrés à la formation professionnelle chaque année (financement public et paritaire), 19 vont à l’enseignement professionnel secondaire par la voie scolaire, aux diplômes universitaires de technologie, aux brevets de technicien supérieur (BTS) et aux licences professionnelles de l’enseignement supérieur, à l’apprentissage et aux cursus très particuliers des formations sanitaires et sociales.

Mais cette entrée de la professionnalisation dans l’école ne remet pas en cause la dominante française qui veut que l’excellence soit du côté des formations générales, scientifiques à dominante mathématique ou juridique aujourd’hui (ou littéraire et philosophique hier). En somme, du côté du modèle académique. En Allemagne, la convention sociale dominante est du côté du professionnel. On peut y voir des jeunes ayant fait un parcours universitaire passer l’équivalent d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) pour avoir une spécialisation. La valeur du diplôme est liée à sa technicité là où en France elle est liée à son positionnement dans une hiérarchie de niveaux donc de valeurs sociales. Du coup, le formidable développement des formations initiales technologiques et professionnelles s’est fait sans que le système de valeurs soit questionné : l’orientation vers ces filières reste une orientation par défaut.

L’alternance est toujours au milieu du gué

Les formations en alternance peuvent prendre plusieurs formes contractuelles : l’apprentissage, les contrats de professionnalisation ou les stages. La plus ancienne est le contrat d’apprentissage qui organise la formation sur deux lieux : l’entreprise censée transmettre les gestes « du métier », la pratique et le centre de formation (centre de formation des apprentis - CFA, école, université) qui lui transmet le « théorique » (l’abstrait, pourrait-on dire). Comme si le travail n’était pas devenu aujourd’hui plus abstrait, plus relationnel, appuyé sur les technologies de l’information, de la communication et Internet. Comme s’il était interdit qu’un encadrant dans une entreprise ou un « maître d’apprentissage » puisse profiter des situations de travail pour faire passer « du général », du français par exemple ou des notions culturelles, ou des mathématiques… A cet égard, les récentes prises de position sur l’apprentissage2 qui voudraient que l’on diminue la part d’enseignement général pour se concentrer sur le pratico-pratique sont pour le moins… stupides : il faut au contraire profiter de toute situation pédagogique - permis de conduire, habilitation électrique, certificat d’aptitude professionnelle… - pour faire découvrir des concepts, des idées et des images. Et surtout réfléchir à ce que l’on apprend dans une « salle de classe » 3 et ce que l’on apprend en travaillant, voire tout simplement en vivant. Et comment cela se complète : en somme, cultiver la tension entre les apprentissages en situation de travail et les apprentissages en situation scolaire. Ce que pratiquent le plus souvent les cursus des formations sanitaires et sociales sous le nom d’« alternance intégrative » 4.

L’apprentissage, malgré les injonctions inlassablement répétées des politiques, malgré les « aides » nombreuses et variées, ne se développe plus. On peut même dire que l’apprentissage est pourtant l’un des seuls dispositifs qui cumule toutes les variétés de financements et d’aides publiques : exonérations de charges sur salaires, crédit d’impôt sur le revenu pour les apprentis et/ou leurs familles, aides directes aux employeurs, aides au fonctionnement des centres de formation, financement direct ou semi-direct par les entreprises avec la taxe d’apprentissage… On s’y perd devant tant de dispositifs. En fait, si le nombre d’apprentis - 400 000 en 2014 - se maintient ou se réduit peu, c’est uniquement parce qu’il se développe très fortement dans l’enseignement supérieur.

Ce développement dans l’enseignement supérieur, jusques et y compris dans nombre de grandes écoles, a été souhaité à la fois pour varier les voies de formation des étudiants, diversifier les profils et changer l’image de l’apprentissage. Et ça marche : la proportion d’étudiants en alternance issus de familles non favorisées est nettement plus importante que celle concernant les étudiants non alternants. Et les entreprises sont partantes, ce qui révèle leurs besoins de recrutement à ce niveau de qualification et leur satisfaction par rapport à ces profils plus expérimentés. Le développement de l’alternance (apprentissage et contrats de professionnalisation) dans le supérieur contribue à la professionnalisation des enseignements, à l’évolution des pédagogies et rapproche les universités des entreprises. Et c’est bien. Pendant ce temps, l’apprentissage et l’alternance aux niveaux 5 et 4 (CAP et baccalauréat professionnel) ont du mal à changer d’image. Comme les filières d’enseignement professionnel secondaires, ces voies souffrent d’un système d’orientation « par défaut » : bons élèves orientés vers les filières générales et élèves « pas doués pour les études » orientés vers le professionnel, pire encore vers l’apprentissage. En Allemagne, en revanche, la moitié des jeunes qui quittent l’école chaque année choisit de se former en entreprise. Et, parfois, certains reprennent ensuite des études universitaires.

On comprend qu’il y a des raisons structurelles et historiques aux difficultés de développement de l’alternance, et plus particulièrement de l’apprentissage, qui ne parviennent pas à acquérir la « noblesse » des formations sous statut scolaire. Il y a bien sûr aussi des raisons conjoncturelles : il s’agit de contrats de travail et, dans une période de crise, les entreprises n’embauchent pas ou peu. Là encore, c’est une différence avec l’Allemagne où les engagements des entreprises et des branches en matière de recrutement d’apprentis traversent les crises. L’alternance n’y est pas conçue telle une mesure comme une autre pour l’emploi des jeunes mais comme une vraie voie de formation initiale avec une implication des entreprises dans les choix éducatifs. L’apprentissage peut jouer un rôle contra-cyclique et on admet qu’il faille former pendant les périodes difficiles pour disposer des compétences au moment de la reprise.

La formation professionnelle tout au long de la vie ?

Négociée au lendemain de Mai 68 par les partenaires sociaux sous l’impulsion du gouvernement de l’époque, la formation professionnelle a été développée comme la possibilité « d’une deuxième chance », d’une « reprise d’études » à un moment ou un autre de la vie professionnelle. Face à l’absence de tout parcours possible pour les ouvriers qualifiés des grandes usines ou les nouveaux « ouvriers » des services standardisés, la loi de 1971 proposait un objectif de « promotion sociale » et de changement en cours de vie. Qu’en est-il aujourd’hui ? La formation professionnelle continue s’est massivement développée, jusqu’à représenter aujourd’hui des milliards d’euros qui font fantasmer bien des critiques et ceux qui voudraient toucher au pactole ! De fait, elle s’est développée dans de nombreuses directions et le tableau aujourd’hui montre des entreprises qui dépensent beaucoup pour des formations techniques, réglementaires (hygiène, sécurité, qualité des produits et services, traçabilité, mises aux normes…) et de plus en plus souvent obligatoires. Ce sont des formations d’adaptation indispensables pour assurer la pérennité et la compétitivité des entreprises dans une société technologique et exigeante. D’un autre côté, les pouvoirs publics (Etat et régions principalement) ont augmenté leurs dépenses en formation pour adultes et développé toutes sortes de dispositifs, principalement tournés vers l’emploi. Ainsi, du côté des entreprises, les nécessités de la modernisation et de la flexibilité productive tirent la formation vers un indispensable investissement d’adaptation permanente des salariés et, du côté des institutions publiques (et/ou paritaires), les politiques de l’emploi imposent leur domination entraînant une permanente tentation d’« adéquationisme formation/ emploi » qui bat son plein avec l’élaboration des multiples listes de certifications qui rendront par ailleurs possible l’utilisation du compte personnel de formation (CPF). Or, quasiment la moitié des jeunes trouvent un emploi dans un secteur et un métier autre que ceux pour lesquels ils ont fait des études…

La formation tout au long de la vie comme ouverture des possibles, d’une vie différente par changement de métier, de secteur d’activité, par promotion et évolution de carrière dans son entreprise ou son administration n’a pas été la plus privilégiée. C’est ainsi que la France reste l’un des pays de l’OCDE où la proportion de diplômes passés en cours de vie professionnelle est la plus faible. Avec deux exceptions notables : le congé individuel de formation (CIF), une belle réussite malheureusement en trop petit nombre (environ 40 000 par an) et certaines reconversions bien accompagnées lorsque des salariés sont confrontés à un licenciement économique telles que le contrat de transition professionnelle (CTP) puis contrat de sécurisation professionnelle (CSP). Les choses bougent-elles ? On voit aujourd’hui 30 % des jeunes actifs reprendre des études durant les sept premières années de leur vie professionnelle et obtenir des diplômes, pour l’essentiel à visée professionnalisante. Il reste à accompagner ce mouvement pour ceux que l’on nomme les « décrocheurs », sans pour autant les renvoyer dans une salle de classe.

L’élévation du niveau de qualification nécessaire dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’est faite par la formation initiale. L’enjeu d’aujourd’hui est de réussir la montée en compétences exigée par la société de la connaissance par la formation à n’importe quel moment de la vie. Et, plus que jamais, il y faut le concours des entreprises. Le CPF et le CEP, ouverts à chacun quel que soit son statut (demandeur d’emploi, salarié, jeune n’ayant jamais travaillé…) vont-ils réussir à ré-ouvrir des possibles, faire que le destin professionnel (et donc social) ne soit pas joué une fois pour toutes sur les bancs de l’école ? Ce n’est qu’en bousculant les frontières entre le système éducatif initial et la formation continue, en questionnant les méthodes éducatives trop abstraites et définitives que l’on fera de la professionalisation un projet… éducatif.

1 : Cf. Eric Verdier, « La France a-t-elle changé de régime d’éducation et de formation ? », Céreq, Formation Emploi n°76, 2001.

2 : Conseil d’analyse économique, « Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire », fév. 2015.

3 : « La classe épuise l’école » écrit Antoine Prost dans son Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Perrin, 2004.

4 : Céreq, « L’alternance intégrative, de la théorie à la pratique », Bref n°328, 2014.