Une perspective « travail » éclaire l’importance des compétences sociales pour la mobilité, la formation, l’organisation (capacitante), la coopération, la délibération, la démocratisation du travail… avec à la clé un enrichissement de la fonction d’encadrement et des besoins en formation associés.

Les compétences, un objet controversé aujourd’hui omniprésent

Introduite dans les années 70, l’approche « compétence » a suscité de nombreux débats – à l’exemple de la controverse initiale entre Philippe Zarifian et Jean-Pierre Durand – pour trancher entre les avantages et les inconvénients de cette nouvelle régulation du travail. Y compris dans des contextes de stabilité de l’emploi, le salarié échangeait un temps de travail dans des conditions de travail contre un salaire, alors qu’avec cette nouvelle régulation, il échange des compétences contre une employabilité accrue. L’introduction des compétences permet pour Philippe Zarifian[1] de reconnaître le travail et l’engagement car le salarié ne propose pas qu’un « temps de travail ». Mais pour Jean-Pierre Durand[2], ce déplacement de régulation du temps de travail vers l’engagement au travail – une compétence est un savoir-faire validé par une expérience de travail – légitime le contrôle de la subjectivité des salariés, ou au moins de son comportement. Malgré leurs divergences radicales, ils étaient d’accord sur l’importance de la subjectivité des travailleurs et de la reconnaissance du travail, son incidence sur la santé au travail que l’introduction des compétences soulevait.

Aujourd’hui les compétences sont omniprésentes que ce soit dans les programmes de formation – en formation initiale, à l’école, dans le supérieur, en formation continue… – ou les entreprises – outil de prévision de l’emploi, de développement des salariés, de gestion de la mobilité, d’ajustement de l’offre et de la demande de travail… – ou les parcours professionnels qu’elles contribuent à différencier… Néanmoins la complexité pour définir et estimer une compétence et l’ambiguïté de l’approche compétence quant à son usage demeurent.

Encore plus embarrassantes et complexes, les compétences sociales

Si la compétence est une promesse de performance établie sur une performance du passé, est-il possible de mesurer une performance en faisant l’économie d’une évaluation du travail au-delà de critères factuels comme le temps de travail ou la satisfaction d’objectifs ? Comment reconnaître les ressources subjectives des salariés et leurs engagements sans risque de dérive et d’intensification et sans embarrasser les personnes en position d’encadrement en les exposant à des conflits éthiques insolubles ?

Il faut pour cela appréhender une logique contre-intuitive pour l’encadrement car la gestion de ressources subjectives ou sociales, qui sont immatérielles[3], diffère radicalement de celle des ressources matérielles qui s’apparente à la gestion d’un stock. La bonne gestion, appelée optimisation, est alors économe, voire avare quand elle n’est pas avaricieuse. Dans le cas des compétences, qui sont immatérielles, la ressource n’est pas épuisée mais développée par l’activité. C’est d’autant plus vrai pour les compétences sociales dont on aurait expurgé tout élément de savoir technique associé à un support quantifiable.

La séparation entre des compétences dites techniques et des compétences dites sociales est une réponse pour réduire la complexité et l’ambiguïté. Les cadres s’approprient facilement les premières mais avec le risque de les voir réduites à des savoirs car les dimensions relationnelles et expressives relatives au travail en sont exclues. Quant aux secondes, elles sont souvent réduites à des talents ou à des comportements. Ainsi la complexité et l’ambiguïté de l’approche « compétence » ont pu être réduites mais au prix d’en avoir expurgé les dimensions psychosociales relatives à l’activité concrète des professionnels, le travail. C’est pourtant en revenant aux situations concrètes et au travail qu’il est possible pour les cadres de sortir de l’embarras quant aux compétences.

La compétence, une représentation de l’activité de travail : re-connaître le travail pour y voir clair sur les compétences

 Pour décrire les compétences on a souvent recours à des référentiels avec la tentation d’avoir une liste exhaustive, très précise, de compétences sous la forme de traits ou de talents avec pour conséquence une description très pauvre du travail et réificatrice du comportement dans le cas des compétences sociales. Les compétences techniques y sont décrites sous la forme de savoirs ce qui exclut toutes dimensions relationnelles et expressives du travail. Cela permet de trier pour sélectionner rapidement des professionnels en fonction de critères qui semblent objectifs relativement à une mission. Mais cette approche des compétences n’a que l’apparence de l’objectivité car elle ne dit rien de ce que le professionnel a réellement fait. Même quand ce référentiel articule deux niveaux de compétences – des compétences « micro », en grand nombre, et des compétences macro – pour avoir une description plus globale du savoir-faire de la personne, cela reste insuffisant si la description du travail réalisé concrètement reste absente.

Pour évaluer finement les compétences sociales et les compétences techniques, il est donc plus pertinent de se référer aux situations de travail dont elles sont le produit. C’est en situation de travail que se jouent les capacités de faire face à la peur liée aux conditions d’exercice du métier et la reconnaissance de ces capacités. La peur face à des dangers objectifs comme dans les industries à risques, ou plus insidieusement l’anxiété en réponse à un danger plus diffus comme déplaire. C’est pourquoi il est difficile de parler du travail, mis à part du travail prescrit qui diffère du travail réalisé du fait des aléas et des irrégularités des situations de travail. Considérer cette différence c’est rendre visibles les choix occultés quand le travail est réduit à l’exécution de procédures dans un temps mesuré. C’est substituer un professionnel « sujet agissant » à un professionnel « agent exécutant ».

Pour comprendre le travail, pour voir ces arbitrages produits par des professionnels « sujets agissant », les analystes (cliniciens) du travail chaussent des lunettes théoriques particulières : les théories de l’activité[4]. Elles recouvrent une représentation de la société et du sujet, plus ou moins explicite. À l’opposé d’un sujet taylorisé, ou d’un sujet maigre, j’assume les hypothèses qui visent à expliciter la nature de l’engagement dans le travail à partir d’une conception riche et complexe du travail et de la personne au travail[5]. Si les compétences sont développées par une personne, elles le sont dans une situation de travail, dans des conditions de travail et dans une organisation de travail qui ne sont exonérées ni de relations de travail entre personnes, ni de rapports sociaux entre groupes sociaux.

Bien plus importants que les talents, et autres dons du ciel, pour sortir les cadres de l’embarras : les compétences sociales

Revenir au travail, même en ayant une conception rudimentaire basée sur les écarts entre travail prescrit et travail réel, constitue un saut qualitatif considérable par rapport au travail « exécution ». Cela évite la réification de l’activité que contient en puissance le jeu de critères que produit l’explicitation des compétences sous la forme de référentiel seul. Mener une discussion à partir du travail permet d’éviter l’occultation des enjeux sociaux et des questions de santé que la mobilisation, sans garde-fou, de la subjectivité des travailleurs convoque. Elle permet enfin de préciser les limites d’une compétence dont la transférabilité d’une situation de travail à une autre devient l’objet d’un débat objectivable à partir de situations de travail réelles. Si la compétence est produite par une activité de travail, elle est adressée. Puisque nous travaillons avec – par, pour, dans – des collectifs, la compétence est une construction collective. Si la compétence sociale est produite dans une situation de travail alors elle est située. Comme la situation de travail est instrumentée, par des objets techniques et par des techniques corporelles, la compétence sociale l’est également. Elle est organisationnelle, quelle que soit la taille de l’entreprise. Si elle est produite dans un contexte par une personne alors la compétence sociale n’est pas individuelle mais personnelle. En ce sens, c’est un rejeton acceptable, parce que relatif au travail, de la subjectivité de la personne et de son engagement : la compétence sociale est incorporée.

Prenons un exemple, une compétence sociale comme l’écoute qui n’est pas un comportement, un talent, une attitude que le professionnel aurait comme par magie. L’écoute est une compétence, un savoir-faire, une technique corporelle qu’il a développée et validée dans certaines situations grâce à un travail. Ainsi pour certains spécialistes des sciences du travail, l’écoute comporte au moins deux volets : l’écoute pour les autres et l’écoute pour soi. L’écoute pour les autres conditionne l’expression de la parole des autres. En effet, l’écoute précède la parole car prendre la parole c’est prendre le risque de dire quelque chose de déplaisant. L’écoute pour soi consiste à être capable d’identifier en soi des signes de malaise ou de dissonance comme des indications qu’il y a bien quelque chose à comprendre. L’écoute est alors un instrument pour débusquer les défenses déployées par les professionnels qui maintiennent sous silence le travail et l’organisation du travail[6] pour se défendre des aspects désagréables de la réalité en les excluant du champ de la conscience, la peur ou l’anxiété évoquées précédemment.

Tout comme l’écoute n’est pas un talent auditif « conditionné par la longueur des oreilles », la rigueur n’est pas une qualité comportementale qui se manifesterait par un goût de la précision « forcément helvétique », mais une capacité à pouvoir tenir compte des écarts, puisque écart il y a dans le travail, de façon pertinente dans des situations de travail et un contexte de métier particulier. Une personne peut avoir fait preuve d’écoute et de rigueur dans un contexte de travail et ne pas pouvoir avoir de l’écoute et être rigoureuse dans un autre. C’est en revenant sur les situations de travail, leurs difficultés et les écarts du travail, qu’il sera possible d’évaluer le potentiel d’écoute et de rigueur, dans un contexte de travail donné, qui pourra être réinvesti et développé dans un autre. La richesse de la description du travail conditionne la richesse de la description de la compétence sociale.

J’ai eu la chance de pouvoir monter une recherche-intervention pionnière sur le travail et l’organisation de la recherche scientifique[7]. Elle a permis de mettre en évidence la dynamique de l’engagement subjectif dans des processus de production de connaissances objectives conçus comme l’élimination de la subjectivité du chercheur. L’analyse a permis de montrer que s’il y a dans ce travail de la créativité, voire de l’originalité, il y a aussi de la rigueur, voire du conformisme. Cela en fait un travail créatif dans lequel la mobilisation subjective est fortement en tension[8] avec des enjeux sociaux où se joue pour les chercheurs la reconnaissance de leurs contributions. Pour les chercheurs la rigueur est une compétence clé à accorder avec une autre compétence importante, l’écoute. Cette dernière est un instrument de travail pour repérer les dissonances et ne pas rationaliser ce qu’ils s’attendent à vérifier, l’écoute est l’instrument du discernement[9]. Cette position éthique – s’intéresser en premier à ce qui ne marche pas – est aussi une exigence psychologique de s’opposer à son propre conformisme.

Bénéfices d’une approche compétence établie sur la re-connaissance du travail

C’est en revenant à l’expérience d’une personne, à son récit, qu’il est possible d’identifier son socle de compétences en évitant de réifier l’activité de l’autre sur son comportement et de se mettre en difficulté, puisque la situation de travail et ses contraintes sont prises en compte. Les fameux savoir-être (compétences sociales) ne sont en réalité que des savoir-faire (compétences techniques) irréductibles à des savoirs, car relatifs à des dimensions relationnelles et psychologiques. À partir d’une approche centrée sur le travail et de cette expérience, il est possible d’évaluer ce qui est transférable, transposable, dans un autre contexte de travail ; de mieux comprendre les éléments d’une mobilité, une transition professionnelle, réussie.

Penser la compétence comme une incorporation, c’est écarter l’idée que l’on peut acquérir sans appropriation par une pratique des connaissances. Comme les connaissances sont nécessairement incorporées à partir d’expériences subjectives situées dans des situations de travail, les frontières entre formation et travail doivent être réinterrogées car quelqu’un, qui est en formation, travaille et quelqu’un, qui travaille, se forme. Penser la construction des compétences, notamment les compétences sociales, est une clé pour comprendre et valoriser le caractère apprenant voire formatif du travail. Il est un facteur d’efficacité croissante et les enquêtes internationales sur le travail en montrent les retombées en termes de bien-être au travail. Le cadre devient alors un acteur important de la formation de ses collaborateurs.

Tous ces éléments – travail, compétences (sociales), mais aussi coopération, formation – sont des briques des organisations capacitantes. Ces organisations, dont les espaces de discussion sur le travail sont des caractéristiques, visent le développement de la santé au travail, de la performance et des compétences en prenant en compte le travail. Pour compléter, nous pouvons avancer que ces organisations capacitantes sont subjectivantes pour prendre en compte les dimensions subjectives de l’activité et construire des régulations du travail permettant à chacun de construire les conditions de la santé au travail. Ces organisations sont économiques pour faire exister ces conditions de santé au travail et notamment des espaces de délibération sur le travail.

La montée en puissance des compétences a constitué un déplacement important des régulations du travail qui débouche sur un enrichissement du travail en le mettant au « cœur » plutôt qu’à la périphérie, même si c’est pour le protéger. Cet enrichissement est également celui du travail des cadres qui devront garantir le développement des compétences et la coopération au sein de leurs équipes. Cela demande de mieux en connaître les ressorts pour s’assurer à la fois de la satisfaction des objectifs et de la santé au travail. C’est un élargissement des responsabilités à des dimensions de formation et d’organisation qui appelle une sensibilisation, voire une formation, en tous les cas de nouvelles compétences de compréhension du travail. L’augmentation des capacités, la coopération, mais aussi la plus grande prise en compte du travail, de ses aspects formatifs et d’autonomie, mettent en avant l’importance de la délibération. Pouvoir discuter des difficultés de travail au quotidien, avec la perspective de renforcer la démocratie au travail et en retour son impact sur nos sociétés.

[1]- Philippe Zarifian, « Sur la question de la compétence. Réponse à Jean-Pierre Durand », Annales des Mines, décembre 2000, p. 25-28. [2]- Jean-Pierre Durand, « Les enjeux de la logique compétence », Annales des Mines, décembre 2000, p. 16-24. [3]-« Immatériel » s’oppose ici à « matériel » restreint au sens de « quantifiable », une ressource « immatérielle » est « incommensurable » même si elle reste liée à un support matériel. Exemples de ressources immatérielles : la confiance, la coopération, la pertinence, l’autorité… [4]- Marie-Anne Dujarier, Corinne Gaudart, Anne Gillet et Pierre Lénel, L’activité en théories, Octarès, 2016. [5]- Laerte Idal Sznelwar et François Hubault, « Un sujet, mais quel sujet ? La question de la subjectivité en ergonomie », Travailler, no 34, 2015, p. 53-74. [6]- François Daniellou, Rompre avec le silence organisationnel : enjeu de sécurité industrielle, enjeu de culture organisationnelle, UFR STAPS de l’Université Clermont Auvergne (« Conférence »), 13 janvier 2017. Disponible à l’adresse : http://videocampus.univ-bpclermont.fr/?cmd=rqCollection&id_collection=16 [7]- Marc Guyon, « Intervenir en clinique du travail dans le secteur de la recherche scientifique : méthodologie et spécificités de la psycho dynamique du travail », dans A. Weill-Fassina, T.-H. Benchekroun, A. L. Ulmann (dir.), L’intervention, histoire, recherche, pratique, Octarès, 2017. [8]- Marc Guyon, « La santé au travail des chercheurs : sous tension entre subjectivité et objectivité », Dossier « Santé psychologique des chercheurs », Découvrir, 2016. Disponible à l’adresse : http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/dossier/sante-psychologique-chercheurs [9]- Marc Guyon, « L’écoute, une compétence sociale », Éducation Permanente, no 218/2019-1, 2019, p. 55-62.