Dans l’industrie comme dans les services ou le commerce, les plans de sauvegarde de l’emploi reviennent. Ce retour à des pratiques caractéristiques des années 80 et 90 invite à faire du pilotage des effectifs un enjeu de dialogue social, mais il faut pour cela également clarifier les perspectives stratégiques des entreprises concernées, ce qui est loin d’être facile.

Le salariat « à la française » construit progressivement tout au long du 20e siècle conçoit la rupture de la relation d’emploi comme un accident. Qu’on parle de licenciement ou de démission, plane toujours l’idée d’une trahison, d’une incompétence ou d’une inconséquence coupable. L’emploi durable, les carrières « maison », la protection des salariés, sont longtemps restés la forme implicite de mobilisation « normale » de la main d’œuvre. Evidemment, le corollaire de cette stabilisation a été le développement de formes d’emplois flexibles dont le rôle est d’essuyer les aléas conjoncturels, précisément pour sécuriser les salariés les plus stables dans une répartition asymétrique des risques plus ou moins assumée. Toutefois, l’on n’y intègre pas les réseaux d’entreprises sous-traitantes dans lesquelles l’emploi n’est guère protégé. Or, ces emplois et cette main d’œuvre précaires représentent tout de même un dixième de la main œuvre employée totale et près de 80% des entrées et sorties. Cette dualité reste encore largement un impensé de la réflexion sur les ajustements de main d’œuvre et, plus globalement, sur la gestion des ressources humaines. Lorsque les choses tournent mal, ces travailleurs mal représentés et peu couverts par le droit du travail n’ont la possibilité de négocier ni contreparties, ni dispositifs d’accompagnement au-delà de ce que France Travail peut proposer. Cela conduit à la constitution d’un pan entier de la population active très employable si on se fie à sa capacité à retrouver un emploi, mais très exposée au risque de déclassement et aux aléas conjoncturels.

Les choses sont très différentes pour les salariés en CDI dans les entreprises stables. Pendant longtemps, les licenciements économiques n’étaient envisageables qu’en situation de déclin sectoriel ou de détresse économique et financière évidente. Selon les secteurs et les formes d’entreprise, la logique a longtemps consisté à jouer sur les emplois flexibles (services, PME…), sur les départs naturels et le rythmes des embauches et sur les départs en retraites plus ou moins anticipés (industrie, grandes entreprises…). Remettre sur le marché du travail des salariés préalablement stabilisés, dont les rémunérations et les conditions de travail dépassent souvent les « standards du marché » a longtemps relevé d’une forme de faute morale ou d’un échec managérial. Si les licenciements choquent, c’est probablement parce qu’ils remettent en cause les discours sur la culture d’entreprise, le développement à long terme, la cohésion sociale dans lesquels baignent souvent les salariés des grandes entreprises établies, mais aussi peut-être parce que les salariés concernés par les ruptures ont de très bonnes raisons de penser qu’ils ne retrouveront qu’à grand-peine des conditions similaires. De fait, encore à ce jour, les licenciés pour motifs économiques (ou personnels) sont exposés à une durée moyenne de chômage qui excède de loin celle des autres catégories (fin de CDD ou de mission d’intérim).

La donne change progressivement dans les années 80 et 90. Le ralentissement de la croissance économique, l’ouverture des marchés à la concurrence européenne et internationale, la montée en puissance des marchés financiers et la recomposition du tissu économique sur fond d’opérations de fusions et de privatisations ont mis à mal ces stratégies de pilotage des effectifs sur le long terme. Les entreprises françaises découvrent les exigences de compétitivité et de rentabilité et modifient peu à peu leurs pratiques d’ajustement des effectifs. La légitimité des plans de suppression d’emplois apparaît discutable dès lors qu’ils ne sont plus dictés par des impératifs de survie à court terme. Les rhétoriques s’affrontent : les « plans de compétitivité » présentés par les directions provoquent un tollé auprès des représentants des salariés qui y voient plutôt des « licenciements boursiers » ou « de confort » menés par des « patrons voyous ».

C’est sur ce terrain social tendu que la notion de Plan social (loi « Soisson » de 1989) renommé Plan de sauvegarde de l’emploi (loi de modernisation sociale de 2002) se met en place. L’idée est finalement simple. Dès lors qu’un employeur souhaite procéder à un licenciement économique collectif, il doit ouvrir une procédure de dialogue social qui le conduit à la fois à informer et consulter les élus sur le contexte et les perspectives économiques et stratégiques de l’entreprise et à proposer des mesures d’accompagnement social visant à limiter le nombre de licenciements et à en atténuer les conséquences sociales pour les salariés licenciés. La philosophie qui se dégage de ces textes et des pratiques qu’ils ont inspirées consiste à prendre acte du fait que l’emploi est un bien commun aux parties prenantes actionnariales, salariées et même territoriales et que les décisions qui l’affectent ne peuvent être prises de façon unilatérale. L’idée est de favoriser la co-construction de solutions afin de sortir des antagonismes. Après tout, travailler dans une entreprise rentable et compétitive n’est peut-être pas la pire des opportunités pour les salariés qui y resteront, quitter une entreprise en bénéficiant d’un accompagnement social, professionnel et financier peut être une option intéressante pour les salariés dont le poste est supprimé. De plus, prendre le soin d’expliquer les décisions et d’en limiter les conséquences sociales peut avoir du sens pour les employeurs et pas uniquement pour des questions de responsabilité sociale. Il en va aussi de la réussite de ces projets de modernisation.

Pour autant, la voie du dialogue n’est pas la plus simple. Pour les employeurs, livrer la stratégie aux salariés suppose tout d’abord qu’une stratégie existe et que la DRH interlocutrice des élus en soit informée… Il faut aussi que cette stratégie puisse être traduite dans des termes positifs pour les salariés. Pour les élus, accepter de discuter de ces décisions à enjeux forts, c’est prendre le risque de les cautionner. Il faut en outre que les partenaires sociaux aient acquis une culture commune du dialogue social car ce n’est pas lorsque l’hypothèse de licenciements est mise sur la table qu’on peut construire une relation de confiance et discuter sereinement plans stratégiques et perspectives de mobilité internes et externes. De même, ce n’est pas dans les quelques mois qui précèdent un licenciement qu’on peut réellement développer l’employabilité d’un salarié et préparer son projet de reconversion.

C’est parce que ce dialogue n’est pas aisé que le prolongement logique a été de faire de l’emploi un thème de dialogue social régulier et d’inscrire les questions de mobilités et de parcours professionnels dans les pratiques ordinaires de gestion des ressources humaines. C’est tout l’intérêt de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) devenue gestion de l’emploi et des parcours professionnels. Il s’agit de sortir la discussion sur la stratégie, l’emploi et les parcours du contexte de crise induit par les plans de licenciements. C’est « à froid » que ces enjeux se préparent le mieux et qu’il est d’ailleurs possible de prévenir les licenciements par l’orchestration de mouvements permanents de mobilités internes ou externes.

Mais c’est aussi parce que le dialogue social n’est pas aisé que beaucoup d’entreprises ont fait le choix d’éviter le recours aux licenciements économiques. On a ainsi assisté tout au long des années 1990 à un doublement du recours aux formes d’emplois précaires. Par ailleurs, les licenciements pour motifs personnels, souvent accompagnés de transactions financières, se sont substitués aux licenciements économiques jusqu’à l’invention de la rupture conventionnelle et des plans de départs volontaires. A rebours des ambitions de dialogue social, ces pratiques visant à éviter les plans de sauvegarde de l’emploi ont le double effet de faire l’économie d’une justification de la part de l’employeur, qui n’a plus vraiment l’obligation d’exposer et de mettre en discussion sa stratégie, et de laisser les salariés beaucoup plus seuls face aux enjeux de la négociation des compensations et de la construction de leur parcours professionnel qu’ils ne le seraient dans le cadre d’un plan social.

Le fait est que le nombre de licenciements économiques s’est progressivement effrité depuis une vingtaine d’années. Cela peut provenir d’une meilleure anticipation permise par la GPEC ou du contournement systématique des cadres juridiques. Cela peut aussi s’expliquer par le fait que les efforts de modernisation des entreprises rendus nécessaires par la libéralisation des économies ont désormais été accomplis.

Toutefois, le retour des plans de licenciements économiques collectifs signale l’échec de ces pratiques de dialogue et d’anticipation. Cet échec est de deux ordres. Il est tout d’abord possible de négocier à l’échelle individuelle les conditions du départ de salariés, mais il est beaucoup plus complexe de procéder à des ajustements de grande ampleur, et encore plus d’envisager des fermetures de site. Ensuite et surtout, les cas de restructurations qui font l’actualité montrent l’incapacité des entreprises à forger des stratégies claires. Ces difficultés peuvent découler d’impérities managériales, mais aussi de la complexité et de la rapidité des mutations à l’œuvre qui rend caduque tout effort de planification autour duquel un dialogue social pourrait s’établir. La réalité est que les directions naviguent à vue et que les salariés en font les frais. Ce constat doit conduire les élus à maintenir la pression pour être le plus possible informés des événements et des préoccupations des dirigeants et pour favoriser des pratiques de gestion des ressources humaines qui permettent au plus grand nombre de salariés de se préparer à toute éventualité.