Il ne faut pas se fier à l’épaisseur de ce petit livre qui regorge de sources. En quelques pages bien étayées, le grand juriste pose une éthique du travail, dont le sens demeure absent du code alors qu’il est tant débattu par ceux qui en sont parfois éloignés. C’est à la fois l’inspecteur du travail et l’enseignant en philosophie du droit qui parle. « Le droit du travail ne connaît les travailleurs que dans leur cadre d’exercice, l’entreprise ». Or, les organisations productives ne cessent de reporter la responsabilité de la performance sur l’individu, jusqu’à enrôler sa personnalité elle-même. L’individu est tenu de se maintenir en compétences et en disponibilité du marché de l’emploi. Le travail dépend moins de l’entreprise que du travailleur. Cette révolution managériale va de pair avec la déconnexion travail-emploi (chômage massif, précarité, instabilité) et l’apogée d’une « société des individus » dans laquelle la réalisation de soi prime sur l’accomplissement structurel ou collectif : « si l’ouvrier du dix-neuvième siècle se regardait comme la partie d’un tout, l’idéal moderne est la singularité subjective qui pulvérise les règles rationnelles collectives et qui lui est désormais subordonnée » (Gilles Lipovetsky). Voilà l’entreprise tenue d’établir une relation avec chacun des individus qui la compose. C’est à cette subjectivation du travail que Jacques Le Goff nous propose de réfléchir, questionnant au passage la responsabilité d’une réponse philosophique. Il emprunte pour cela les chemins de la tradition chrétienne et le personnalisme.

Le livre survole avec brio la réflexion sur le rôle et la place du travail dans la société. On oscille entre sa représentation doloriste et créative : « travail mauvais qui produit en créant la misère, vrai travail qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux… » (Victor Hugo). Contesté durant la Révolution industrielle, vénéré avec les Trente Glorieuses, dépassé par la crise de l’emploi et le progrès productif, réhabilité ces dernières années, le travail a remplacé la terre qui n’est plus la base de la création de toute richesse. Chacun y construit son identité sociale. C’est l’individu devenu sujet et acteur du travail qui importe, comme le plaidait un riche numéro d’Esprit « Exister au travail » il y a déjà quelques années. J. Le Goff nous invite ainsi à redécouvrir la valeur-travail et à l’envisager dans toute son épaisseur. Au-delà du registre technique ou moral, reconnaître et valoriser le « travail bien fait », les compétences et l’engagement choisis. Un travail qui ne soit pas subi, c’est une meilleure visibilité de ses finalités, y compris dans sa dimension organisatrice, comme le rappelle le débat en cours sur la propriété de l’entreprise et les modèles de management. En somme, « le travail vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde ». Voilà une intéressante matrice pour nos espaces syndicaux.