Le livre de Laurent Bouvet part d’un constat, peut-être même d’une colère : la gauche socialiste française, dans les dernières décennies, a perdu le « sens du peuple » en s’adressant prioritairement, parfois même exclusivement, aux couches aisées de la population et à des catégories de minorité (immigrés, femmes, jeunes, exclus…). En perdant sa dimension universelle, la gauche a oublié le peuple, les classes moyennes intermédiaires. Et en perdant son âme, elle a aussi essuyé des échecs électoraux à répétition, notamment aux élections présidentielles. Retrouver le sens du peuple est donc devenu aujourd’hui pour la gauche « une nécessité électorale et un impératif moral » (page 295).

Comment en est-on arrivé là ; et comment remédier à cette situation ? C’est tout l’objet de ce livre de répondre à ces questions.

Dans ce livre passionnant, précieux par la qualité et la finesse de son analyse, l’auteur, professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, enseignant à Sciences Po Paris et directeur de l’Observatoire de la social-démocratie à la Fondation Jean Jaures, nous livre une explication détaillée de cette perte du sens du peuple, et propose des voies pour remédier à la situation, en donnant au passage des coups de griffe à ceux qu’il juge responsables de cette dérive idéologique.

La première partie du livre est consacrée à une histoire politique du peuple, une histoire orientée vers la gauche, puisque c’est cette famille politique qui s’est le plus intéressée au peuple dans ses trois dimensions démocratique, sociale et nationale. Ce balayage historique commence à l’Antiquité, s’arrête un instant à la période des Lumières et plus longtemps encore au 19ème siècle, période mouvementée, entre révolutions politiques et industrielles. Le livre s’attache ensuite à montrer comment au 20ème siècle, le peuple est arrivé au centre de toutes les préoccupations politiques pour être ensuite oublié et même être considéré à partir des années 80 comme un ennemi.

C’est à cette période que la recension souhaite s’arrêter. Après le terrible choc de la première guerre mondiale, la figure du peuple va connaître une forme d’apogée qui dure une vingtaine d’années, les forces politiques, de gauche, mais aussi de droite et d’extrême droite, défendant des thématiques populaires et s’adressant au peuple. Après la seconde guerre mondiale, la figure du peuple disparaît du vocabulaire et des préoccupations au profit d’une société d’individus. C’est la période des « Trente Glorieuses », « une société qui oublie son passé populaire devant les attraits d’une croissance économique inédite, d’un renouvellement générationnel lui aussi sans précédent à l’occasion du baby-boom ; une société qui enfouit les représentations et les conceptions antérieures du peuple très profondément dans la mémoire collective » (page 116). L’examen de mai 68 est à cet égard très éclairant. Pour la première fois, ce sont des élites, de jeunes gens qui viennent tout juste d’accéder à la conscience politique, et non le « peuple de Paris », acteur des révolutions depuis plusieurs siècles, qui mènent cet épisode d’agitation politique d’un genre nouveau. Mai 68 apparaît donc, nous dit Laurent Bouvet, comme « le moment où le peuple est définitivement enterré à la fois comme problème et solution politique » (page 130).

La suite de cette histoire, pour la gauche socialiste, c’est de s’adresser à partir des années 70 prioritairement à une nouvelle génération, celle des baby boomers, et à stigmatiser le peuple. C’est la période où naît « le beauf », un homme forcément blanc et d’âge moyen, aux raisonnements simplistes et racistes (cf les dessins de Cabu).

En arrivant au pouvoir au début des années 80, cette gauche va même agir contre le peuple en s’adressant à une nouvelle coalition qui rassemble les élites (schématiquement des cadres supérieurs urbains et diplômés, favorables au libéralisme dans les mœurs et au multiculturalisme, bien intégrés dans une société libérale proposée comme modèle), les jeunes, les minorités et les femmes. C’est alors qu’elle adopte le « modèle pluraliste-identitaire-minoritaire » (Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1998).

Dès lors, dans son discours, c’est comme si la gauche passait outre les classes moyennes. Le remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius en 1984 est à cet égard révélateur, ainsi que la création du revenu minimum d’insertion en 1988, création qui marque un remplacement de l’universalisme de la protection sociale par le ciblage de publics spécifiques sur la base de leurs « handicaps » sociaux. Ce glissement de la doctrine socialiste, sans qu’il soit vraiment formalisé, est soutenu par de nombreuses personnalités de gauche (intellectuels, hauts fonctionnaires, responsables économiques et syndicaux), plus précisément issus de la deuxième gauche, qui n’hésitent pas, nous rappelle Laurent Bouvet, à soutenir les mesures prises par un gouvernement de droite en 1995 pour promouvoir et défendre leur vision du social.

Cet oubli du peuple, nous dit Laurent Bouvet, est grave pour la gauche française. D’abord parce qu’il constitue une impasse électorale, les catégories favorisées et les minorités ne parvenant à totaliser tout au plus que 30% des électeurs, ce qui explique les échecs répétés aux dernières élections présidentielles. Et, plus grave, cet oubli du peuple représente une faute morale pour une gauche qui perd son âme depuis trop longtemps, en se détournant de problématiques universelles qui conviendraient à l’ensemble des classes moyennes et populaires au profit de revendications catégorielles qui de ce fait même excluent tous ceux qui n’en font pas partie.

Ce glissement idéologique s’est en effet révélé au fil des années désastreux pour la gauche et explique en grande partie la catastrophe du 21 avril 2002, où le candidat du parti socialiste a obtenu seulement 12% du vote ouvrier et 13% du vote employé (en ce qui concerne les succès aux deux dernières élections régionales, Laurent Bouvet nous rappelle qu’ils s’expliquent surtout par la montée de l’abstention, qui a moins touché les couches favorisées de la population que les autres catégories).

La gauche socialiste se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle est en bonne place pour (enfin !) remporter les élections présidentielles, mais si cette victoire s’explique principalement par l’usure du candidat-président de droite, ce ne sera qu’une demi-victoire, qui ne résoudra pas les problèmes idéologiques de la gauche à moyen terme.

Peut-on être confiant ? La gauche est-elle en train de retrouver le sens du peuple ? Laurent Bouvet montre que les tenants d’une stratégie libéral-multiculturaliste ont toujours pignon sur rue. Il cite pour exemple la fondation Terra Nova, proche du parti socialiste, qui continue dans cette voie (cf. rapport de 2011 sur la préparation des élections où les auteurs proposent de se détourner des ouvriers). Avec un succès plus que mitigé, puisque les conclusions du rapport n’ont pas été reprises par les dirigeants socialistes.

Aujourd’hui, alors que le peuple réapparaît dans les discours des candidats à l’élection présidentielle, les raisons d’espérer que la gauche renoue avec le peuple sont bien présentes. L’emploi, et plus précisément l’emploi ouvrier, est un des thèmes majeurs de la campagne et les classes moyennes ont retrouvé leur place au cœur du débat politique. Il nous reste à attendre l’éventuelle victoire de François Hollande pour voir si les premières mesures prises par son gouvernement affirmeront un sens retrouvé du peuple.