Le mot temps ici s'applique à la durée et non aux variations météorologiques. Quant au mot sens, qui peut recevoir diverses acceptions dont les principales sont direction, instinct mais aussi signification, s'il est fort à la mode en ce moment en particulier grâce à Jean-Baptiste de Foucauld, il fait partie des termes piégés sur lesquels il est utile de s'interroger.

Le sens du temps c'est d'hier vers demain. Mais il n'est pas sûr que demain sera meilleur ou pire qu'aujourd'hui (prévision) pas plus qu'aujourd'hui n'est meilleur ou pire qu'hier (appréciation). La nouveauté est-elle obligatoirement un progrès ? Et progrès pour qui ?

Certains se lamentent systématiquement, voyant dans tout changement une régression, d'autres ont tellement foi dans le fait que le progrès est à sens unique qu'ils considèrent que toute nouveauté est un progrès. Quel est le sens de l'histoire ?

Le temps cache l'éternité.

Le cadre a un contrat de travail de trente neuf heures hebdomadaires, on attend de lui qu'il en fasse bien plus. Les tâches officielles, celles qui correspondent à la discipline théorique de son poste, ne représentent pas la totalité de ce qu'il est amené à faire : il doit effectuer aussi de nombreuses tâches invisibles, non prévues, mais indispensables à l'exécution même des tâches préconisées. Il court au four et au moulin, comme nous le dit Pierre Vial, et cela le conduit à des journées et des semaines de travail très longues (comme le montrent les enquêtes effectuées ces derniers mois).

Cette activité au service de l'entreprise, grâce aux nouvelles technologies et aux objets nomades, a quitté depuis longtemps la règle des trois unités (lieux, temps et action) et connaît une dispersion géographique, instrumentale et temporelle importante. Les frontières entre temps de travail et hors-travail deviennent plus floues, les inforoutes sont un vecteur susceptible de porter le phénomène à son paroxysme et, comme nous le dit Yves Lastargue, révolutionnent le travail et les rapports sociaux dont la nouvelle étape reste à inventer.

Un autre facteur de la dérive temporelle du travail des cadres est celui des objectifs irréalistes. De nombreux cadres sont liés par des objectifs fixés qui exigent beaucoup plus de temps que le temps légal pour être remplis. On peut d'ailleurs noter qu'une situation semblable se retrouve à l'autre bout de l'échelle salariale avec l'attitude de certaines sociétés de nettoyage qui imputent deux heures pour faire le ménage de x bureaux, en sachant fort bien que le résultat exigé ne peut être obtenu qu'en deux heures et demie. L'évaluation inexacte se transforme en défaillance du salarié qui n'arrive pas à faire son travail dans le temps imparti. Il est quand même payé deux heures, Il ne peut pas protester, il a tort de ne pas atteindre les normes fixées, même si elles sont irréalistes. Bien des cadres se trouvent - toutes proportions gardées - dans la même situation. Le comptage du temps est ambigu. Le consultant indépendant est payé à la journée. Mais qu'est-ce qu'une journée ? Et selon le prix de journée accepté par le client, le nombre de journées nécessaires ne sera pas le même, car on comptera ou non la préparation, les journées seront évaluées à 7,8 heures ou à 10...

L'appréciation du temps de travail est d'ailleurs difficile car entachée d'une forte part de subjectivité, ce qui s'exprime dans les différences rencontrées dans les diverses enquêtes basées sur le déclaratif. De plus, les limites du comptage dans le court terme sont évidentes, et l'enquête a montré qu'il existait parfois une annualisation sauvage du temps de travail des cadres, les longues durées hebdomadaires s'accompagnant de longs congés annuels, même si le total annuel restait hors les normes légales.

Au nom de la guerre économique, les sacrifices sont demandés, exigés. Le salarié - particulièrement le cadre - doit tout donner à l'entreprise, c'est un guerrier, comme le disent à la fois Michel Berry et Renaud Sainsaulieu. Et on n'a jamais demandé aux troupes de réfléchir et de s'interroger sur le sens de leur combat. Tout le temps, toute l'énergie des troupes de choc sont mobilisés, laissant le reste de la vie à la société si bien dite civile. Mais quelle place pour les non combattants et pour les blessés de l'économie que sont les chômeurs dans cette société guerrière ?

Il ne faudrait quand même pas oublier que la compétitivité des entreprises n'est pas une fin en soi. C'est un moyen. Pour quelle finalité ? La puissance de la nation ? Le bien-être de la population ? Le développement culturel voire spirituel ? C'est la grande question du sens. Si nous sommes profondément persuadés que la puissance et la richesse des entreprises - pas plus qu'autrefois celle du roi, ou de la nation - ne sont une fin en soi, quel est le but, quel est le sens ?

Le temps c'est de l'argent. Souvent le temps s'échange contre de l'argent : on passe du temps à gagner de l'argent, l'argent permet de gagner du temps (acheter un plat tout fait ou dîner au restaurant plutôt que faire la cuisine, payer le blanchisseur plutôt que laver le linge soi-même...). Ceci est valable pour les personnes mais aussi pour les entreprises, l'externalisation peut se lire comme une substitution : de l'argent (facturation) au lieu de temps (fiche de paie). A quoi sert l'argent ? A assurer la vie de chacun. Dans une économie monétarisée il en faut, même si de nombreuses choses sont accessibles sans argent ou plutôt si leur quantité n'est pas proportionnelle à l'argent nécessaire pour les obtenir : les bibliothèques municipales offrent des possibilités immenses de distraction, de savoir et de culture à quiconque a une adresse (ce qui suppose un minimum d'argent) ; Internet permet l'accès à des bases de données et des forums dans le monde entier gratuitement, une fois que l'on a le matériel et les abonnements (ce qui représente un paiement préalable assez important et des frais récurrents pas complètement négligeables). Il n'y a guère que dans l'entraide familiale ou de voisinage et dans les réseaux d'échange de savoirs que le temps s'échange contre le temps.

Si tant de religions ont proscrit le prêt à intérêt, c'est bien parce qu'elles considéraient que ce dernier représentait une appropriation pécuniaire, par une personne privée, du temps qui n'appartient qu'à Dieu. Et l'on retrouve un reflet de cette attitude chez certains économistes contemporains qui s'inquiètent de l'existence de taux d'intérêt réels positifs, facteurs de spéculation financière et de spoliation des générations à venir.

Le droit du travail, c'est le droit du temps. L'entreprise achète le temps (un temps donné) du salarié. Le temps est remis en cause tant par les technologies de l'informatique et de la communication que par les nouvelles formes d'organisation des entités productives. Allons-nous vers une substitution, sous le couvert ou non d'un glissement du droit du travail vers le droit commercial, à une forme moderne du travail à la tâche ? Le cybernaute est-il voué à devenir un tâcheron ?