On sait tous ce qu’est un beau travail. Dans le plus profond de notre mémoire, nous retrouvons ces notions apprises très tôt de travail bien fait ou de « beau travail », et nous reconnaissons facilement ce qu’il est, ou peut être. Depuis l’école primaire jusqu’à la vie professionnelle, de nos premiers essais d’écriture jusqu’à l’acquisition de compétences plus complexes dans le monde professionnel, on nous a enseigné ces catégories du travail désirable, correspondant aux normes de la pratique comme aux attentes, travail qui s’avère satisfaisant pour celui qui le produit comme pour celui auquel il est destiné. Ces expériences continuelles du travail sont associées, depuis notre plus jeune âge, à d’innombrables souvenirs, quelquefois douloureux ou, au contraire, sources de joie profonde.

Comment définir le beau travail ?

Dans chaque monde professionnel apparaissent les caractéristiques du beau travail, qui seront spécifiques. Le « beau » est ainsi une des dimensions du travail, de l’artisan à l’infirmière, du maçon au cadre, du boulanger à l’enseignant, du chirurgien au magistrat ou au cadre dans la fonction publique : la notion de beau travail affleure dans tous les récits professionnels. Et cela ne concerne pas que les métiers qui incluent une dimension matérielle ou manuelle : le beau travail du manager, ce sont aussi de belles relations de travail, faites de respect, d’écoute, de capacité à motiver et à entraîner des équipes, et si on sait tous ce qu’est un « bon manager », à l’inverse on sait aussi ce qu’est un « petit chef »… Il y a pour définir le beau travail un archipel de mots (beau travail, travail bien fait, la « belle ouvrage », etc.) qui pivotent autour d’une notion centrale : celle d’un travail fait de façon pleinement satisfaisante, souvent idéal ou qui peut servir de modèle, et qui est source d’une émotion positive, valorisée et valorisante pour l’auteur du travail. Autour de cette centralité du travail bien fait, on retrouve de nombreuses dimensions qui contribuent positivement à cette appréciation du travail : le beau cadre de travail, les belles relations de travail constituent aussi des éléments constitutifs d’un « beau travail ».

Dans un ouvrage publié il y a quelques années, Entre l’enclume et le marteau. Les cadres pris au piège, j’avais été frappé de l’importance de cette notion de « beau travail » dans de nombreuses enquêtes et études que j’avais menées. C’est cette dimension que j’ai explorée dans l’ouvrage paru récemment Pouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle (Érès, 2023). Ce beau travail, ce travail bien fait, quel est-il, quel rôle joue-t-il dans notre rapport au travail ?

Le beau travail, un objet encore peu étudié

Même si le « beau travail » est quasiment une évidence pour chacun, cette question est rarement abordée comme telle dans les études sur le travail, ou dans les revendications syndicales ou politiques. Certes, il y a les travaux de Christophe Dejours[1] sur le « jugement de beauté » et le « jugement d’utilité » dans l’univers du travail, l’ouvrage de Marc Loriol qui montre l’attachement des ouvriers des usines Japy à ce « beau travail »[2], ou l’analyse des liens entre artistes et artisans chez Nathalie Heinich[3], ou bien encore le portrait des « artistes en travailleurs » chez Pierre Michel Menger, ou la « critique artiste » chez Boltanski et Chiapello[4], mais tous ces travaux traitent souvent marginalement de la dimension esthétique du travail. Or le beau travail a une véritable dimension esthétique, il est du côté d’une gratuité, de l’art pour l’art, ou d’un honneur du travail : il ne s’agit pas uniquement de salaire ou de relations contractuelles, mais bien de ce qui va au-delà de cette relation « rationnelle » entre celui qui travaille et l’organisation. Comme l’écrivait justement Charles Péguy à propos de sa mère, qui était rempailleuse de chaises à Orléans : « J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. […] Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour un salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même[5]. »

Le beau travail, un objet parfois détourné par le management

Du côté des organisations et des théories de gestion, l’esthétique est souvent instrumentalisée[6] à des fins d’efficacité managériale, et non pas vue comme une composante constitutive de notre rapport au travail. Or la réalité du travail dans les entreprises, et de plus en plus dans notre monde moderne, nous offre des questions et problématiques qui relèvent profondément de ces dimensions esthétiques. Il suffit de lire la biographie de Steve Jobs[7], pour réaliser à quel point toute la révolution des produits Apple a été une révolution esthétique au moins autant, si ce n’est plus, que technique. Et cependant, dans les ouvrages de stratégie, de management ou de sociologie du travail en général, l’esthétique apparaît soit comme un caprice de visionnaire, soit comme instrument marketing dans une visée commerciale, voire un supplément d’âme pour l’entreprise ou sa « marque » – mais pas une dimension spécifique de notre rapport au travail.

Médiatiquement, et aussi du fait des traditions de la recherche en sciences sociales, notre rapport au travail est marqué par un ensemble protéiforme de questions de domination, d’aliénation, de risques (psychosociaux notamment) qui créent sur cette thématique du travail un halo de négativité narrative permanente, qui le positionnent a priori bien loin d’une préoccupation esthétique. Quel poids peut avoir celle-ci face à la prégnance réelle des difficultés matérielles du travail ? Il y a un triple mouvement dans la mise à distance de la dimension esthétique dans l’analyse du travail. Il y a tout d’abord une perspective et un héritage marxiste, qui ne voit dans le travail de l’artisan que ses dimensions économiques, la concurrence de l’industrie, et oppose l’aliénation de l’ouvrier à la liberté de l’artiste, ce qui induit une rationalisation du rapport au travail : au travail la raison, à l’art les questions de l’esthétique. Ensuite, du côté de la recherche, il y a eu la peur d’une moralisation, la difficulté de construire un point de vue qui ne soit pas uniquement un jugement personnel. Enfin la rationalisation même de l’esthétique moderne, à travers une valorisation de la fonctionnalité, de la simplification, fait que les dimensions rationnelles ont été mises au premier plan de notre perception moderne du travail. C’est cette réalité implicite, tue, cachée, d’une dimension esthétique que j’ai cherché à interroger à partir de nombreux témoignages du monde du travail, de Georges Navel et Simone Weil à des récits plus contemporains comme ceux de Matthew Crawford[8].

Le beau travail, un support d’identité

Notre rapport au travail est un rapport complet, humain et sensoriel : le travail, c’est un lieu où les sens sont mobilisés (odeurs, vue, ouïe, toucher ou goût dans certains métiers), mais c’est aussi un lieu d’affects, où on se socialise et où on peut trouver des amis ou des partenaires de vie. Au-delà de ces expériences vécues du travail, qui se traduisent par les dimensions « réelles » de la rémunération, du contrat de travail ou de la réalité de l’organisation, nous avons aussi un autre rapport, imaginaire, au travail, par tout ce que nous investissons en lui d’images, d’attentes, d’espoirs, par l’idée que nous nous en faisons comme par le statut qu’on lui donne, ou que la société lui donne. Ces dimensions imaginaires concernent aussi nos conceptions du beau travail, et l’image idéale que nous nous faisons de ce qu’il convient de faire. Les dimensions esthétiques du travail, et la revendication de faire un beau travail, d’avoir la possibilité organisationnelle de le faire, sont aussi des tentatives de faire coïncider le travail réel et l’image idéale que l’on en a. 

En cela, le travail bien fait est un de nos supports d’identité, il constitue un motif de fierté et une source de satisfaction sociale, quelle que soit notre activité. Pouvoir faire un beau travail est donc important pour l’estime de soi. C. Dejours a évoqué dans ses travaux l’importance du jugement de beauté dans le travail, en parallèle du jugement d’utilité. Ce jugement de beauté émane du collectif qui évalue le travail de chacun de façon informelle, et établit les réputations. Le beau travail permet de se projeter favorablement dans l’avenir, car on anticipe des gratifications narcissiques liées à la reconnaissance par autrui de ce que l’on a « bien » fait.

La « souffrance esthétique »

Dès lors, cela contribue à donner sens au travail. Inversement, ceux qui ne peuvent faire un « beau travail » peuvent se trouver dans une situation de « souffrance esthétique », quand ils sont obligés, malgré eux, de travailler de façon insatisfaisante pour des raisons d’économie ou d’organisation du travail. Cela rejoint des travaux de chercheurs comme Yves Clot qui ont parlé de la « qualité empêchée »[9], quand les nouvelles pratiques de l’organisation empêchent ceux qui travaillent de faire un travail satisfaisant, mettant chacun dans une situation paradoxale où on attend de lui qu’il fasse un bon travail sans lui en donner les moyens.

On a beaucoup parlé de la « souffrance éthique », souffrance qui peut être induite par les « conflits de règles[10] », quand celui qui travaille est amené à agir en infraction avec ses principes. Mais il y a aussi une véritable « souffrance esthétique » dans l’empêchement de ce beau travail. Cette souffrance esthétique est souvent liée à une diminution du temps disponible pour faire un travail satisfaisant. Dans le contexte de la plupart des grandes entreprises, ou de certaines institutions comme les hôpitaux ou les maisons de retraite, où tout concourt, dans un souci d’économie, à accélérer le rythme de travail, le temps apparaît dès lors comme un « enjeu du beau ». Les formes de « travail empêché » par la rationalisation du travail et l’augmentation des cadences s’inscrivent dans un rapport au temps de plus en plus « accéléré » (Rosa). Or le temps du beau travail est celui où on prend le temps de bien faire – il y a pour chacun un rythme propre au « beau travail » qu’il ne faut ni bousculer ni enfreindre, au risque de dégrader non seulement le travail lui-même et son résultat, mais aussi le rapport qu’entretient l’individu avec ce qu’il fait. La souffrance esthétique est très souvent une souffrance par rapport au temps, temps manquant, temps pressé, temps laminé ou haché et dans lequel l’individu a le sentiment en permanence d’évoluer sur des « pentes qui s’éboulent[11] », lui donnant le sentiment que son action est à la fois fatigante et insatisfaisante, car inaboutie.

Le beau travail, un lieu de résistance

Faire malgré tout un beau travail, en dépit de la pression à travailler plus vite ou à utiliser des composants moins onéreux, en prenant le temps par exemple de pleinement répondre aux questions des clients, sans trop se soucier des quotas que l’on doit faire, apparaît donc comme un mode de résistance face à la pression organisationnelle. Résister par un travail de qualité, d’une qualité « non empêchée », semble alors une revendication professionnelle qui irrigue l’ensemble du monde du travail, c’est une « revendication ouvrière trop souvent oubliée[12] » chez les ouvriers, mais cela concerne aussi les secteurs de la santé et la plupart des autres secteurs de production.

Il ne s’agit pas d’imaginer des organisations parfaites, mais simplement « suffisamment bonnes », au sens de Winnicott, qui permettent à chacun de s’épanouir dans une activité, quelle qu’elle soit, en respectant ses critères qui déterminent ce qu’est un « beau travail », et qui font que chacun peut s’investir et se projeter positivement dans son travail, travail qui pourra en retour contribuer à valoriser une image positive de soi grâce à ce labeur satisfaisant. Dans ce contexte, ce qui concerne le beau devient une obligation morale pour le dirigeant, un impératif qui doit orienter son action. La préoccupation esthétique apparaît alors comme un impératif éthique, une catégorie morale au sens plein du terme, car elle concerne chacun dans l’univers du travail, et l’action du dirigeant se situe dans le difficile mais nécessaire équilibre entre les exigences rationnelles de la gestion et l’aspiration de chacun à « pouvoir faire un beau travail ».

[1]- Christophe Dejours, Le facteur humain, PUF, 1995, 128 p. [2]- Marc Loriol, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Éditions du Croquant, 2021, 296 p. [3]- Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Éditions de Minuit, 1993, 304 p. ; Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (dir.), De l’artification : enquête sur le passage à l’art, Éditions de l’EHESS, 2012, 335 p. [4]- Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 980 p. [5]- Charles Péguy, L’argent, Cahiers de la quinzaine, 1913. [6]- Stephen Linstead et Heather Joy Höpfl (dir.), The Aesthetics of Organization, Sage, 2000, 280 p. [7]- Walter Isaacson, Steve Jobs, JC Lattès, 2011, 668 p. [8]- Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, traduit par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 2016, 252 p. [9]- Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010, 192 p. [10]- Duarte Rolo, « Qualité prescrite, conflits de règles et souffrance éthique », dans D. Lhuilier (dir.), Qualité du travail, qualité au travail, Octarès, 2014, p. 57. [11]- Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, traduit par Didier Renault, La Découverte, 2013, 480 p. [12]- Marc Loriol, « Le “beau travail”, une revendication ouvrière trop souvent oubliée », The Conversation, 2022.