Nous n’en n’avons pas fini avec le temps de travail, les deux mots ayant chacun plusieurs sens. Il y a la durée de mise disposition d’un salarié auprès de son employeur, les moments durant lesquels les indépendants ou chacun de nous sont dans un effort, je dirais, à peu près consenti. Mais la plupart des temps ne sont pas objectivables et on devrait parler de temporalités, de ce qui appartient au temps, à la fois une durée et délais, continu et borné, objectif et subjectif. La notion questionne le ressenti : vous sentez-vous pressé, trouvez-vous le temps long, etc. A l’origine le temps de travail est celui du lieu : l’industrialisation déplace les agriculteurs vers les usines et il faut recréer une séparation avec la vie privée, que les artisans, établis chez eux, ne connaissaient pas. Les entreprises aujourd’hui tentent de maintenir une certaine discipline horaire. Il faut avouer qu’à l’heure du management hybride la question de la synchronisation revient. On l’avait perçu dans les négociations sur les aménagement et la réduction du temps de travail dans les années 1990 : à quels moments y a-t-il un collectif ?

Aux localisations des plages de travail et à la durée s’ajoute une autre dimension : le rythme. Corinne Gaudart et Serge Volkoff décrivent cette intensification de l’activité. L’intensité est ce qui est fait dans un temps donné. Nombre de métiers vivent une compression des temps au travail entraînant une dégradation du travail lui-même. Le livre décrit le « modèle de la hâte » qui incite à accélérer sans renier en principe sur la qualité. On pense à Hartmut Rosa décrivant notre modernité depuis les années 1970 comme celle de l’accélération : transport, communication, consommation, styles de vie, affiliations… C’est l’individu qui refuse que le monde stagne alors que pour lui le temps est compté.

Cette approche par la temporalité du travail est une analyse critique des conditions et de l’organisation. Le « productivisme réactif » actuel impose de la flexibilité, de la diversification, une réduction des stocks, une réponse sans délai aux consommateurs, une innovation rapide et des effectifs les plus réduits possibles. Les modes de prescription de l’activité sont devenus très variés et très complexes. Résultat : le travailleur a davantage de responsabilités et de contrôle. C’est la révolution des organisations agiles et apprenantes, des méthodes Kaizen, de l’idée que la performance repose sur tous. Notre rythme de travail est fixé par des contraintes dont le terme se réduit. Le résultat attendu est immédiat ou presque. Il est tentant de réduire le délai de ce qui est attendu, tant nous n’avons pas a priori conscience des dégâts possibles de ne pas reporter.

Les auteurs présentent des situations concrètes de « travail en toute hâte », celle-ci étant, dit le dictionnaire : « promptitude, vivacité, rapidité avec laquelle on accomplit une action ». C’est un recueil d’histoires analysées, aux entrées très variées. Je cite : l’accueil des nouveaux salariés manque d’apprentissage et de transmission, des gestes à faire dans l’industrie mal appropriés, la relation bâclée avec des usagers et clients, la difficulté pour les managers de prendre le temps de bien gérer leurs équipes, les imperfections dans la gestion des risques industriels et dans le transport, les trop rapides transformations et mises en place de nouveaux process, l’adaptation mal faite des rôles et postes de travail avec l’avancée en âge… Ces exemples ont en commun que les tensions et adaptations subies sont invisibles, les acteurs n’ayant pas le temps de l’appropriation collective, manquent d’occasions de mettre du leur dans ce qu’il y a à faire.

Les auteurs appellent à « démasquer le temps », et pour cela démonter les mécanismes du modèle de la hâte ; il y a comme une accélération du temps et une pression sur ceux qui travaillent :  « Le modèle de la hâte produit un temps assigné – il édicte ce qui doit être fait et comment – et un temps consigné puisque chacun doit rapporter ce qui a été fait ». Face à cette main invisible de la prescription se dessine le besoin d’identifier et reconnaître « les temps qui comptent » et ne pas seulement ralentir, mais choisir les gestes professionnels qu’il ne faut pas bâcler, par exemple celui de la construction des collectifs de travail. Répondre à l’autonomie contrôlée par de la coopération. Ne pas seulement répartir la charge mais imaginer les appuis pour que le travail ne soit pas expédié mais une construction durable.