Par Michel Sailly, intervenant-expert au Crefac[1]

Le rapport de France Stratégie intitulé « les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France » distingue quatre principales formes d’organisation du travail : organisation apprenante, lean production, taylorisme, et structure simple. Elles avaient été définies en 2005/2006 par Antoine Valeyre et Edward Lorenz. Quinze années après, E. Lorenz et S. Benhamou réimportent cette classification et les définitions associées pour le compte de France Stratégie. Celles-ci sont significativement éloignées des théories ou écoles en organisation du travail qui, hors écoles spécifiques (relations humaines, théorie des systèmes…), peuvent se synthétiser en quatre stades : l’école classique au début des années 1900, incluant le taylorisme, l’école néo-classique (néo-taylorisme) à partir des années 1960, le lean management dans les années 1980, et l’holacratie (entreprise libérée) dans les années 1990. Les trois dernières écoles continuent à constituer les modes d’organisation du travail en présence dans les entreprises et administrations. Frédéric Laloux les a classifiées sous forme de cinq paradigmes : rouge, ambre, orange, vert et opale. On peut plus ou moins les associer à la classification précédente ; opale correspondant notamment à l’holacratie, et orange à l’école néo-classique. Dans cette classification, il n’y a pas de référence explicite au lean management, le vert étant plutôt associé au modèle de l’entreprise coopérative. Les autres appellations « d’entreprise agile » ou « d’excellence opérationnelle » sont soit des méthodes appliquées à certaines fonctions de l’entreprise, soit un simple langage médiatique. Le trait commun aux deux classifications citées ci-avant, c’est le renforcement progressif, chronologique, de valeurs autour de l’autonomie au travail et de l’organisation apprenante. Dans cette classification plus largement admise que celle des auteurs du rapport de France Stratégie, l’organisation apprenante n’est pas à proprement parler un « modèle d’organisation ». C’est un concept développé en particulier par Peter Senge, qui explicite des principes ou modes de pensée (systémique), un modèle mental, un processus d’apprentissage, une vision stratégique pour l’entreprise. Ces concepts sont plus ou moins développés dans les différents modèles d’organisation ; très faiblement dans le néotaylorisme ou l’école néo-classique, significativement dans le lean management, et fortement dans l’holacratie.

Les auteurs de France Stratégie rendent bien compte des travaux des pionniers de l’organisation apprenante (P. Senge , V.J. Marsick, R. Johnston, G. Hawke…), sauf que ces travaux ont suggéré la nécessité d’en tirer des conséquences sur la structure des organisations et le mode de management ou fonctionnement, sans pour autant décrire un modèle d’organisation du travail. Et d’ailleurs, les auteurs ne décrivent aucun modèle, mais reprennent uniquement quinze variables assez diverses, plus ou moins représentatives de l’organisation apprenante : l’autonomie au travail, le travail en équipe, la résolution de problèmes, les normes de qualité… parmi lesquelles quatre variables de contraintes de rythmes qui sont bien distantes d’une définition d’apprenance au travail. Intégrer par exemple les « contraintes automatiques liées à la vitesse automatique » comme critère contraire à une organisation apprenante revient à considérer que toutes les activités industrielles avec des processus automatisés ne peuvent être considérées comme apprenantes. On peut être soumis à des contraintes de rythme tout en instituant un espace de dialogue sur le travail, dénommé 50 minutes de développement à l’usine Toyota de Onnaing, organisé toutes les deux semaines sur le temps de travail. Cette non description d’un modèle se vérifie aussi par l’absence de référence à l’holacratie qui constitue certainement le modèle le plus avancé sur l’autonomie au travail et sur l’apprenance au travail. Les critères retenus dans l’enquête de France Stratégie sont donc largement insuffisants ou inadaptés pour prétendre décrire une organisation apprenante. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait pouvoir accéder aux comportements des managers et de l’ensemble des salariés d’une organisation. Y-a-t-il, par exemple, une attitude d’écoute, une analyse ouverte des erreurs pour en tirer des leçons, la possibilité d’exprimer son point de vue, l’acceptation d’entendre celui des autres, l’institution d’un vrai dialogue sur les façons de faire, la possibilité de parler à égalité avec les responsables hiérarchiques ou membres des fonctions support, etc… ? Victoria J. Marsick et Karen E. Watkins ont proposé un questionnaire sur les dimensions de l’organisation apprenante qui comprend pas moins de 55 critères. Mais surtout, ce type d’enquête ne peut être réalisé qu’au niveau micro, dans une entreprise, et certainement pas dans le cadre d’enquêtes générales comme celles d’Eurofound.

Derrière cette tentative d’instruire l’organisation apprenante comme un modèle, se dissimule en fait un parti-pris assumé sur le lean management, en affirmant qu’il « n’est pas adapté aux défis du futur », alors qu’une des caractéristiques du lean est : « fondez vos décisions sur une philosophie à long terme, même au détriment des objectifs financiers à court terme » (J. Liker). Les dirigeants de grands industriels appliquant ou se référant au lean management, comme Toyota, Volvo ou Michelin apprécieront ce jugement péremptoire. Comble de l’ironie, le suédois Volvo est cité comme le pionnier en organisation du travail apprenante, alors que le « Volvo Production System », se réfère au lean management, utilise les outils du lean, jusqu’à emprunter le langage japonais (Gamba, kaizen…). C’est aussi méconnaître la fusion entre l’organisation apprenante et le management du progrès continu dans le Toyota Production System. Nostalgiques de la socio-technique à la suédoise des années 1980, et faute de pouvoir décrire un nouveau modèle, les auteurs opposent donc le lean management à l’organisation apprenante. Or, les auteurs du lean management, James Womack et Daniel Jones, ainsi que Jeffrey Liker, s’appuient sur les concepts développés par Peter Senge. Ainsi, la création de connaissances nouvelles dans une organisation lean se fait essentiellement dans le cadre des démarches de progrès réellement continues, d’un management bottom-up, et du décloisonnement des fonctions de l’entreprise. Autre paradoxe, l’entreprise Favi en France est également citée comme la pionnière dans la mise en place de démarches apprenantes. Or, cette société est une « entreprise libérée » qui met en œuvre le modèle de l’holacratie ; modèle non pris en compte parmi les quatre modèles retenus.

Au-delà de cette prétention à décrire un modèle avec quelques critères simplistes, c’est aussi le raisonnement circulaire qui pose problème. Il consiste, par exemple, à définir le lean production et le taylorisme comme des organisations instaurant une monotonie des tâches et développant des contraintes de rythmes, puis à justifier de la validité des définitions par le constat d’une proportion conséquente des salariés subissant ces contraintes dans ces modèles pré-définis. Ces manipulations statistiques finissent par produire des résultats surprenants en annonçant que 66% des salariés en lean production ont une « autonomie dans le rythme de travail », et qu’ils sont en même temps 78% à avoir des « contraintes horizontales de rythme de travail ». Le pourcentage de salariés en organisation apprenante est de fait corrélé avec les métiers, statuts, fonctions ou tâches. Il concerne : 62% des dirigeants et cadres, 50% des employés, 50% des ouvriers industriels et artisanaux, 27% des ouvriers non qualifiés, ce qui démontre que c’est autre chose que l’organisation apprenante qui est mesuré. Bien des ingénieurs ou cadres se plaignent de ne pas être consultés, de subir eux-aussi des décisions venant de la direction générale de l’entreprise ou de l’administration, de procédures rigides décidées au niveau corporate d’un groupe ou d’une administration centrale, voire d’un ministère. Certes, les cadres apprennent de leur travail, mais c’est vrai de la plupart des salariés, y compris sur une chaîne de montage. Le fait d’apprendre et/ou d’avoir une activité variée ne justifie pas à eux seuls d’être dans une organisation apprenante. L’étude de France Stratégie n’explique donc en rien le niveau de développement de l’organisation apprenante en France et en Europe. Les très grandes variations de pourcentages de salariés en organisation du travail apprenant en France (46% en 2005, 30% en 2010, 43% en 2015) auraient dû conduire les auteurs à une plus grande prudence avant la diffusion de leurs travaux. Il faut se rendre à l’évidence, ce modèle statistique ne permet pas de décrire l’état de l’organisation apprenante, et encore moins son évolution. Les études d’Eurofound sur les conditions de travail, l’organisation du travail, ou encore sur la participation directe des salariés se suffisent à elles-mêmes pour connaître le positionnement de la France sur les thèmes de l’autonomie, de l’enrichissement des tâches, de l’implication des salariés, sans qu’il soit utile d’en reproduire d’autres en France sur la base de ces données européennes.

Venons-en aux recommandations. On peut souscrire, aux trois propositions suivantes :

  1. Accompagner les entreprises dans leur projet de transformation organisationnelle dans le cadre d’un programme national en faveur des innovations managériales et organisationnelles.
  2. Placer le manager au cœur de la transformation organisationnelle.
  3. Améliorer le système de formation continue en diversifiant les pratiques.

Mais pour les deux premières, il ne faut pas se méprendre. L’organisation apprenante est faussement fédératrice, car, comme nous l’avons exposé, elle ne dit rien de concret sur le mode de management et de fonctionnement de l’entreprise. Tous les acteurs des entreprises ou administrations peuvent s’entendre sur des formulations simples et séduisantes telle que l’organisation apprenante, mais il faut dépasser l’énoncé. Engager les acteurs économiques et sociaux sur ce terrain implique de décrypter les modalités principales d’organisation du travail et de management qui y réfèrent, car c’est sur celles-ci qu’il faut s’entendre. Dans les formations du Créfac sur l’organisation du travail et le mangement nous les caractérisons autour de 36 critères regroupés en sept thèmes : 1) Enrichissement des tâches et autonomie au travail, 2) Organisation apprenante, 3) Objectifs et chaîne de Valeur, 4) Flux- Qualité-Coûts, 5) Technologies-Emploi-Compétences, 6) Management et Progrès Continu, 7) Qualité du Travail. Tous ces thèmes sont abordés en cohérence ou connexion les uns avec les autres. Les quatre critères sur l’organisation apprenante ne sont que des éléments très spécifiques à ce thème. Mais c’est pratiquement l’ensemble des 36 critères qui peuvent qualifier une organisation « apprenante », ce que nous avons plutôt résumé sous le terme de « fonctionnement pro-démocratique de l’entreprise ». Pour être plus concret, l’organisation apprenante implique entre autres : la subsidiarité, un mangement bottom-up, une animation du progrès continu par les membres des équipes de travail, un dimensionnement adéquat des équipes de travail, un décloisonnement des fonctions dans l’entreprise, la structuration d’un dialogue sur la qualité du travail, des objectifs qui articulent les intérêts des clients (patients ou usagers), des salariés, et la protection de l’environnement, etc. La conflictualité avec les dirigeants d’entreprises ou d’administrations ne se fera pas sur l’idée généreuse d’organisation apprenante, mais sur toutes ces modalités concrètes d’organisation du travail et de management. Et les résistances viendront de partout : des cadres dirigeants, de la ligne managériale, des responsables des fonctions support, et aussi des salariés qui, souvent, ont perdu confiance en leurs dirigeants, et ne veulent plus s’engager dans leur travail, prendre des responsabilités. Les syndicalistes ne sont pas en reste, car y compris lorsqu’ils disent vouloir donner plus de pouvoir aux travailleuses et travailleurs, c’est très souvent via les instances de représentation du personnel, soit une participation « indirecte » des salariés.

Engager des programmes régionaux, avec une mise en réseau des acteurs autour de projets innovants, comme le propose France Stratégie implique donc deux conditions : décrire un minimum de modalités de structuration et de fonctionnement des organisations, d’une part, et avancer par l’expérimentation pour permettre aux salariés et à leurs représentants de participer pleinement aux transformations, d’autre part. Il y a plusieurs voies d’entrée pour développer une organisation apprenante. La plus directe et opérationnelle est d’instituer un dialogue sur la qualité du travail, mais il faut s’assurer qu’on n’en reste pas à traiter des problèmes techniques quotidiens, mais que l’on progresse dans une réflexion sur les objectifs, les modes opératoires ou l’organisation des activités. On peut aussi entrer par le développement de l’autonomie au travail des individus et équipes de travail, dans le cadre d’une mise en place de la subsidiarité. Une mise en réseau de projets innovants ouvrirait sans aucun doute de multiples autres voies pour progresser. Mais n’oublions pas que si la France a un retard historique sur la participation directe des salariés avec les pays nordiques, les Pays-Bas, la Belgique et l’Allemagne, cela tient profondément à des causes culturelles. Les processus de négociation dans les pays nordiques sont beaucoup plus décentralisés, et se situent essentiellement dans les entreprises. Il n’y a pas cette triple strate : national interprofessionnel, branche, puis entreprise. Il faudrait aussi cesser de conclure des accords sans se donner les moyens de suivi des applications. Et si les causes sont culturelles, cela veut dire que nous sommes tous co-responsables depuis des générations. Nous fustigeons la standardisation ou les procédures quand elles nous contraignent, tout en demandant toujours plus de régulations nationales et de règles sociales, économiques et environnementales. Démocratiser, négocier, procéduraliser, judiciariser, il faudrait savoir mieux articuler et équilibrer ces différents volets de la vie sociale et économique pour prétendre développer des organisations apprenantes. Notre histoire collective ne nous fait pas progresser dans une logique de consensus ou de « coopération conflictuelle », comme cela se passe dans les pays nordiques et aux Pays-Bas. Nos attentes ou revendications individuelles et collectives sont trop souvent contradictoires. Elles confortent souvent des approches top-down contraires au projet de développement d’organisations apprenantes, à la démocratisation de l’entreprise et du travail. S’il devait y avoir un plan national de soutien au développement de l’organisation apprenante, comme le propose France Stratégie, il devrait effectivement être territorialisé et souple dans ses modalités de mise en œuvre, en associant tous les acteurs qui s’entendent sur les grandes lignes du projet - pas seulement sur son énoncé - et s’engagent constructivement dans le soutien à ces expérimentations.

 

[1] Le Crefac (Centre d’étude et de formation pour l’accompagnement des changements) est un organisme de formation professionnelle pour cadres. Crefac.com