Vous avez étudié le phénomène bureaucratique : quel est le poids des consignes sanitaires dans le monde du travail ?

Olivia Foli. Elaborer et faire appliquer des consignes sanitaires s’imposant à tous et uniformes sur le territoire est une forme de décision et d’action rationnelle dans un contexte de crise sanitaire. L’administration de la société par l’Etat suppose une forme d’organisation bureaucratique avec la diffusion de règles édictées au sommet au nom de l’intérêt général. Max Weber a théorisé il y a plus d’un siècle le processus ayant accompagné le développement de l’économie et de la société à l’ère industrielle. Une autorité impersonnelle s’exerce au nom d’un ordre légitime et efficace, fondée sur le droit et les procédures.

Mais il y a aussi un effet imprévu : les prescriptions tendent à s’accumuler, à se superposer, et l’organisation a du mal à s’adapter aux changements. Michel Crozier a théorisé le « phénomène bureaucratique » qui éloigne volontairement la décision de son terrain d’application. Il s’agit d’éviter l’arbitraire et les arbitrages de circonstances en favorisant des modes de fonctionnement centralisés et impersonnels. Cette culture organisationnelle qui irrigue encore les politiques publiques peine à favoriser une gestion de proximité à partir des problèmes réels. D’où une avalanche de consignes que les agents publics ont la charge de faire appliquer. Le conformisme et la loyauté sont attendus de leur part, en tant que serviteurs de l’intérêt général.

Dans les périodes d’adaptations nécessaires, cet héritage peut poser problème. L’encadrement attend-il des personnes au travail qu’elles appliquent strictement des consignes définies plus haut sans y déroger ? Quelles sont les marges de manœuvre pour interpréter les règles et adapter leur application en fonction de la situation localement rencontrée ? Cela dépend de la culture des milieux professionnels. Certains collectifs de travail ont l’habitude de discuter, de réfléchir aux arbitrages à réaliser par rapport aux prescriptions, même dans des contextes très contraints. Il n’y a pas d’univers professionnel qui soit en lui-même enclin à la discussion plus qu’un autre. Cela dépend des cultures professionnelles et managériales. J’ai l’impression que les salariés vivent aujourd’hui une période du paroxysme de la prescription. Les changements et les contraintes sont tels qu’il devient plus que jamais nécessaire de s’interroger sur la capacité d’ajustement collectif. Dans le domaine de l’enseignement par exemple, si on demande que l’effectif soit porté à demi-jauge, faut-il le faire systématiquement, au risque que les élèves n’ayant pas accès au présentiel soient pénalisés dans leurs apprentissages ? Ou bien s’autorise-t-on à réfléchir à une adaptation locale de la consigne ? Par exemple, dans le cas des classes où l’effectif est modéré, si la configuration spatiale permet de respecter les gestes barrières, prend-on le temps de discuter du bien-fondé de la consigne, réfléchit-on à la possibilité d’accueillir tous les élèves ? Le manager est-il enclin à cautionner un aménagement, que certains pourraient considérer comme une transgression ? Les situations à problèmes mettent au jour à la fois la qualité du dialogue professionnel ainsi que le fait qu’une application uniforme et descendante des consignes risque de les rendre inefficaces ou inutiles, car inadaptées. Il y a même un risque de sentiment d’absurdité et de découragement chez des salariés qui sont mis sous pression et consacrent du temps et de l’énergie à mettre en place de nouvelles façons de faire, alors que celles-ci sont peu légitimes ou efficaces à leurs yeux.

Comment percevez-vous la situation actuelle de travail à distance déployée dans l’urgence ?

O.F. Nous traversons une période d’ambivalences et d’épreuves. L’incertitude s’installe sur la durée. La scène du travail et la scène privée s’entremêlent pour ceux qui travaillent à domicile. Le déploiement numérique permet de coopérer à distance ; il accroît dans le même mouvement les sollicitations sans qu’on ne sache toujours si elles sont utiles. Certains salariés déplorent la « réunionite » ou au contraire l’isolement, voire la sous-charge de travail. Gagne-t-on en autonomie professionnelle avec le travail à distance ? Des salariés apprécient d’avoir une certaine indépendance à l’égard de leur manager. Il est peut-être plus facile de se consacrer aux tâches nécessitant de la concentration. L’auto-organisation exige de construire des repères personnels : je dois me former (et souvent m’autoformer) à l’usage des outils numériques collaboratifs, aménager un nouveau lieu de travail, faire face aux fluctuations des rythmes d’activité et à la variation des échéances, sans cesse chamboulées. La période est intéressante pour certaines fonctions supports : je pense aux gestionnaires des ressources humaines, dont le rôle et la responsabilité sont éclairés autrement en période où la continuité de l’activité doit être assurée malgré tout. Ce qui se passe actuellement peut être grisant comme déroutant. Il est difficile de généraliser le propos sur les recompositions et leurs effets. Le travail à distance se fait pour le meilleur et pour le pire. Pour comprendre ce que nous vivons sur le plan pratique et subjectif, pour saisir les ajustements à l’œuvre dans le travail réel, nous avons besoin d’enquêtes de terrain, ce qui pour l’instant est difficile à mettre en œuvre.

La période actuelle amène aussi à s’interroger sur l’utilité des métiers. Les constats précédents concernent effectivement les personnes qui ont la chance de conserver leur emploi et de pouvoir travailler à domicile. La crise sanitaire a révélé des inégalités statutaires (les droits au chômage, la fluctuation des rémunérations) ainsi que des inégalités dans l’exposition au virus, certains salariés n’ayant pas le choix d’opter pour le télétravail. On a vu ce faisant que les travailleurs indispensables en temps de confinement n’étant pas ceux des métiers a priori les mieux valorisés dans la société. Des hommages ont été rendus aux « premiers de corvée » tels que les livreurs, les caissières, les éboueurs et les soignants, notamment.

Quels enjeux voyez-vous pour la communication en organisation actuellement ?

O.F. J’ai mené des recherches sur les paroles de plainte dans les entreprises et leur régulation sociale. Exprimer ce qui va mal au travail n’est pas forcément bien accepté par la hiérarchie. Il y a des univers où le débat et la controverse professionnelle sont tout à fait bien tolérés, voire souhaités par le collectif et le management. Mais il y a aussi des milieux où se plaindre est vu comme une critique intempestive, où l’on sanctionne les personnes faisant part des problèmes rencontrés individuellement ou collectivement.

L’intégration dans un univers de travail joue sur nos manières de nous comporter. Nous endossons un rôle formel, que nous jouons et que nous interprétons en fonction de ce que les autres attendent de nous. Si je respecte les usages de comportement et de communication, je serai intégré et apprécié comme « un bon collègue » ; sinon je risque d’être marginalisé. La socialisation au travail transforme la personne. La culture professionnelle et celle de l’organisation jouent à plein sur nos manières de nous comporter et de communiquer. Y compris quand des problèmes surgissent et mériteraient que l’on consacre du temps à les étayer, quand on prend des risques importants, quand on croule sous la charge de travail, ou quand on est contraint d’appliquer des consignes illégitimes.

La capacité à s’ajuster est un point clé. Le contexte actuel, fait de pressions économiques et sanitaires, laisse craindre que les relations soient encore plus dures qu’auparavant dans certaines équipes ou milieux professionnels où il était déjà difficile de faire entendre les demandes d’aide et les revendications. Ces inquiétudes sont d’autant plus prégnantes que la communication verbale et non verbale est perturbée par le travail à distance. Une visioconférence n’offre pas la même fluidité relationnelle que les échanges en coprésence physique. Des malentendus peuvent surgir, des comportements numériques incivils se développer et la coopération devenir difficile.

Les ressorts reposent il me semble sur la qualité de la parole au travail. Ce qui se joue bouscule les habitudes et il faut savoir en discuter, accorder du temps à l’échange autour de ce qui préoccupe les professionnels dans leur activité. Les organisations qui ont une culture de l’échange sont davantage capables de trouver des ajustements collectifs durant une période de confinement.

 

Propos receuillis par Laurent Tertrais