Service public pour ce qui relève de l’implantation des tribunaux et de leur fonctionnement quotidien, les magistrats des tribunaux relèvent d’un statut spécial qui vise à assurer leur indépendance.

Une « profession », de moins en moins un « métier » ?

De nombreuses personnes concourent à l’œuvre de justice : certains exercent des professions libérales (avocats, notaires) ; d’autres sont des agents publics (agents du greffe, de la protection judiciaire de la jeunesse, de l’administration pénitentiaire) ; et il y a aussi des magistrats. Parmi eux, des non professionnels (prud’hommes, tribunaux de commerce), des magistrats professionnels de l’ordre administratif (tribunaux administratifs, Conseil d’État) et ceux qui composent les tribunaux de droit commun (tribunaux civils, tribunaux correctionnels, cours d’appel, Cour de cassation). Cette magistrature de l’ordre judiciaire comporte des magistrats chargés de représenter la société (les procureurs de la République) – en particulier, devant les juridictions pénales – et des juges qui ont vocation à trancher concrètement les procès. La profession de magistrat est visée par la Constitution de la Ve République (articles 64 et suivants). Mais cette mention n’a pas permis de protéger l’exercice de ses fonctions. À l’instar de nombreuses autres professions du secteur privé comme du secteur public, la conceptualisation des tâches à exécuter (le travail prescrit) s’est considérablement éloignée du travail réel, lequel correspond aux fonctions réellement exercées et aux conditions de travail effectivement garanties dans les tribunaux.

La justice n’a pas échappé à la question de la financiarisation de l’évaluation de son action au moins depuis 2004. À cette période, la « Loi organique relative aux lois de finances » (LOLF) a posé le principe d’une nouvelle conception de la dépense publique. Il s’est alors agi de penser l’action publique comme si celle-ci devait être assurée par une entreprise et générer des flux financiers. Cette évolution a eu notamment pour conséquence de fondre en un ensemble unique les dépenses liées à des actes juridictionnels (les « frais de justice », par exemple une expertise ADN nécessaire à l’élucidation d’un viol, ou des frais de traduction) et les dépenses de fonctionnement courantes (chauffage, eau, entretien des bâtiments, etc.). Dès l’origine, des voix se sont élevées pour l’application de ce référentiel de comptabilité publique à l’action de la justice. En effet, à la différence d’autres services de l’État, la justice n’a aucune visibilité sur ses flux entrants : elle ne peut déterminer avec précision ni le nombre d’affaires qui lui sont soumises ni leur difficulté. La justice ne maîtrise pas le nombre élevé des divorces ou contentieux intra-familiaux chaque année, pas plus que le nombre de cambriolages ou d’agressions. L’idée que l’on peut dégager dans chaque ressort de tribunal une « enveloppe », lui permettant a priori de couvrir l’ensemble de ses dépenses, n’est en réalité ni rationnelle ni raisonnable. En outre, cette conception n’a pas été mise en œuvre de manière « raisonnable ». Il n’a pas été possible d’obtenir des aménagements qui permettraient de limiter l’incapacité à « sortir du cadre ». Un ensemble de techniques inadaptées telle la fameuse « fongibilité asymétrique » – laquelle permet de transformer les crédits de personnels non utilisés en crédits d’équipement, sans permettre la conversion inverse – ou un usage extrêmement précis des « dépenses fléchées », qui ont eu pour effet d’ôter toute marge de manœuvre aux gestionnaires locaux, ont centralisé et rigidifié les dépenses d’équipement. Le cadre d’emploi nécessaire au fonctionnement des services a été, par ailleurs, régulièrement sous-évalué.

Pourquoi la conceptualisation du travail s’éloigne-t-elle de plus en plus du travail ?

Outre la problématique purement financière, les juridictions ont dû faire face à un autre type de difficultés. Il n’échappera à personne que les tribunaux sont chargés d’appliquer la loi. La première difficulté consiste à connaître la loi et avoir les moyens de l’appliquer. Or, en la matière, l’inflation législative est vraiment considérable, au point qu’il est devenu quasiment impossible d’approcher sérieusement le nombre de normes applicables dans l’ordre juridique français (peut-être 400 000, mais rien n’est certain…).

La seconde difficulté est que le ministère de la Justice est présenté comme un « ministère dépensier » qui a longtemps dû « prendre sa part » de la « contribution au redressement des finances publiques ». Et dans l’esprit de bon nombre de gestionnaires, un magistrat ça coûte cher. Cette dialectique du « coût » du ministère de la Justice mérite d’être relativisée : d’une part, le ministère de la Justice rapporte aussi beaucoup d’argent à l’État (à travers les amendes contraventionnelles ou les saisies et amendes du parquet national financier, lesquelles peuvent rapporter plusieurs centaines de millions d’euros) ; d’autre part, ramené à la population du pays (67,5 millions), le coût de fonctionnement annuel (8 milliards d’euros en moyenne) n’excède pas 120 euros par an et par habitant, système pénitentiaire compris... Il comporte enfin un nombre de magistrats professionnels nettement moins important que dans des états européens de taille comparable (les agents français sont donc, en théorie, proportionnellement beaucoup plus productifs, à charge de travail équivalente). La troisième est que le ministère de la Justice a été conçu dès l’origine comme une institution chargée de contrôler l’activité des tribunaux. Cela peut sembler difficilement croyable aujourd’hui mais, au lendemain de la Révolution française, la crainte était de voir s’instaurer un « gouvernement des juges ». En dépit des changements de régimes institutionnels, cet imaginaire reste présent chez de nombreux responsables politiques. La pensée selon laquelle la justice est faite pour appliquer la loi votée par le Parlement, et seulement la loi, est persistante. Mais le droit n’est pas la loi ou, plus exactement, le droit n’est pas seulement la loi. Et la justice ne peut être ramenée non plus au seul droit. La justice résulte aussi de l’interprétation de la loi par les tribunaux.

La fonction juridictionnelle n’est pas l’application mécanique de la loi. La fonction juridictionnelle participe d’une logique rhétorique et non mathématique. Elle n’est pas scientifique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit irrationnelle. Mais sa rationalité est articulée sur la valeur relative d’argumentations ou sur la suffisance relative de preuves. Les faits n’existent que si les parties les invoquent et les prouvent. Juger consiste donc à mettre en mouvement des capacités intellectuelles très spéciales, au nombre desquelles figurent notamment l’imagination. En effet, un juge n’a jamais assisté aux faits qu’il doit trancher, sinon il ne serait pas supposé impartial. Il lui faut donc, à partir des éléments qui lui sont soumis, tenter de s’approcher des faits les plus près du « vrai » mais qui ne sont généralement que les faits les plus « démontrables » et les plus « probables ». Le travail juridictionnel présente ainsi une dimension « aléatoire » dans son résultat. Si la justice n’admettait pas cette dimension aléatoire, cela reviendrait à dire qu’il n’y a pas à discuter les faits qui fondent l’action devant un tribunal. Il ne serait donc pas nécessaire de saisir un tribunal puisque toute décision coulerait de source. Mais c’est bien entendu impossible car, naturellement, le passé disparaît et il est très difficile de reconstituer des faits antérieurs. Il est donc indispensable d’interpréter ces faits pour tenter de déduire ce qui a réellement eu lieu. Pour apprécier ce qu’il convient de tenir pour conforme à la loi, le juge doit nécessairement délibérer, c’est à dire apprécier les éléments qui lui sont soumis. Il doit donner à chaque partie la possibilité de s’exprimer (c’est le principe dit du contradictoire). Il doit aussi mettre à distance ses propres affects et parfois réfléchir sur la détermination de la loi qu’il convient d’appliquer. La fonction juridictionnelle ne peut donc être ramenée à la fluidité d’une opération commerciale menée par voie électronique. Le juge a besoin de temps pour réfléchir. Le respect des droits des justiciables est à ce prix. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, il n’en dispose pas.

Comment améliorer le service aux justiciables ?

La fin de l’année 2021 a été l’occasion d’un grand mouvement de protestation au sein des tribunaux judiciaires. Cette dynamique a été initiée à la suite du suicide d’une magistrate, âgée de 29 ans, qui avait un an d’ancienneté professionnelle. Pour bon nombre de magistrats, et d’agents du greffe qui les ont soutenus, cela a été l’évènement de trop. Avant d’instituer les « États généraux de la justice » au mois d’octobre 2021, le président de la République (par ailleurs « garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire » d’après le texte de la Constitution) avait, dès le mois de septembre 2021, rappelé qu’il convenait de réfléchir à une mise en cause plus importante de la responsabilité des magistrats. Ce qui a été assez peu apprécié. En effet aujourd’hui, il n’est pas rare qu’une juridiction soit confrontée à deux ans de stock dans n’importe lequel de ses services et qu’en dépit des efforts de tous les personnels, en matière pénale, une audience commencée à 14 heures s’achève après minuit.

Depuis des années les moyens nécessaires à l’activité des tribunaux est sous-évaluée. Elle est aujourd’hui mise en concurrence avec des investissements dans les nouvelles technologies présentées comme plus performantes, plus objectives et plus productives. Or, il y a beaucoup à dire sur ce qui relève de ces objets techniques, lesquels sont notoirement inférieurs aux compétences de n’importe quel acteur humain dans le domaine de l’appréciation des comportements individuels. Si des magistrats ont rejoint la fédération Interco CFDT pour y animer un syndicat spécifique, c’est pour proposer l’émergence d’un nouveau paradigme.

L’imagerie de l’Ancien régime est encore très présente dans les cours et les tribunaux. Parmi ces images, il y a la fameuse représentation de Saint Louis rendant la justice sous un chêne. La force symbolique de cette image tient au fait qu’elle illustre qu’à cette époque la justice était la première dette, et en réalité la seule dette impérative, que le souverain avait envers son peuple. L’idée qu’il faut désormais promouvoir est qu’effectivement la justice représente une dette que le souverain (le peuple au sens de la Constitution de la Ve République) se doit à lui-même. Pour assurer un tel idéal, il faut sortir du cadre de la financiarisation et revenir à une logique de gestion adaptée (et non idéologique) des deniers publics. Il faut réfléchir sur l’indépendance qui doit être réellement garantie aux tribunaux et qui ne se limite pas au seul statut des magistrats. Il faut intégrer le poids économique considérable que constituent les décisions de justice, non seulement en termes de transfert de fonds en matière civile et pénale, mais aussi leurs conséquences en matière de liberté publique. Revenir à plus de justice pour la justice, c’est garantir une certaine idée de civilisation.