Les frontières de l’entreprise, celles même du salariat, de l’emploi et du chômage, deviennent floues.

Les frontières de l’entreprise : Il est devenu classique de définir les entités productives comme formées d’un noyau dur (salariés permanents) et d’un halo (sous-traitants, intérimaires, saisonniers, etc.) qui absorbe les fluctuations du marché, la flexibilité externe ayant souvent priorité (il est tellement plus facile de licencier puis faire appel à de l’intérim que d’organiser des temps divers et repenser l’organisation). Le développement de la sous-traitance et de l’externalisation, largement mais non totalement lié au recentrage des entités productives sur leur métier de base, rend différentes les frontières économiques de l’entreprise et ses frontières juridiques.

Il est à noter d’ailleurs que l’externalisation d’un certain nombre de fonctions peut se faire auprès de trois types de prestataires : le grand professionnel (cabinet d’audit, expert-comptable, société de services informatiques, avocat de droit des affaires, mais aussi grand équipementier automobile), le sous-traitant dépendant (qui travaille principalement pour un groupe et sert d’amortisseur lors des fluctuations de la demande finale), le marchand d’heures (qui loue de la main-d’œuvre dans des conditions que l’on peut qualifier poliment de variables : certains rendent des services banalisés à propos desquels le souci principal est le prix, d'autres se préoccupent de qualité).

Les frontières du salariat : le cadre est de plus en plus mis en première ligne, confronté directement au marché. Et cette confrontation directe au client est souvent pour le cadre un marché de dupes : il reste soumis aux directives de la direction mais doit atteindre par ses propres moyens les objectifs, théoriquement négociés, dans la pratique le plus souvent imposés, sans pour autant se libérer du lien de subordination qui fonde la condition salariale. Sa rémunération et son maintien dans l’emploi dépendent directement du marché, l’entreprise cessant de jouer le rôle d’amortisseur.

Les nouvelles formes d’emploi (qui sont d’ailleurs « nouvelles » plus par l’ampleur de leur diffusion et leur application au milieu cadre qu’à leur caractère récent) telles que contrats à durée déterminée, intérim, temps partagé, activité en indépendant, ont en commun de faire sortir l’emploi du cadre du fameux C.D.I., qui reste cependant la référence et dont on oublie trop souvent que le « I » ne signifie pas « infini » mais « indéterminé ». Ainsi gravite autour des grandes entreprises une foule de consultants, cadres mis à leur compte soit à la quarantaine triomphante par la volonté d’être son propre patron, soit à la cinquantaine désolée en cas de licenciement.

Les frontières du chômage : le chômeur est une catégorie relativement récente, cela ne signifie pas que dans l’histoire des hommes n’ont pas été inoccupés mais que ce manque d’emploi n’était pas constitutif d’une identité. La catégorie statistique date de la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire l’époque où s’étend le salariat dont le chômage est le jumeau noir. Aujourd’hui, où le salariat est devenu hégémonique et le chômage massif, les individus peuvent se dire chômeurs à un certain moment, ils ne peuvent pas se définir ainsi de façon permanente. Il est heureux que le chômage soit considéré comme un phénomène transitoire, même s’il est long, mais c’est certainement un des facteurs qui rend si malaisé la constitution d’un mouvement social de chômeurs. Si la définition du chômeur (disons de la personne en état de chômage à l’instant t) a toujours posé de délicats problèmes de limites (au sens du BIT, au sens de l’ANPE, au sens des ASSEDIC...), la situation se complique aujourd’hui : du fait des dispenses de recherche d’emploi, de l’activation des dépenses, des stages de formation, de la reprise de travail à temps partiel et tutti quanti, la catégorie elle-même devient de plus en plus floue.

La tentation d'entreprise : sortir les cadres du droit du travail

Bien des entreprises ont la tentation de sortir le cadre du droit du travail, droit du temps et aussi droit protecteur. Prenant acte de l’inégalité fondamentale des parties exprimée par le lien de dépendance, le droit du travail assure la protection de l’acteur le plus faible, le salarié. Des directions à tendance esclavagiste s’emploient par divers moyens à faire sauter cette protection. Les moyens employés sont une conception extensive et illégale du forfait, un contrat de travail sans référence à un horaire (ce qui n’est admis par la Cour de cassation que pour les dirigeants) et la formalisation dans le contrat de travail d’une obligation de résultats ne pouvant être atteints par une activité restant dans les normes temporelles légales. Même si le cadre, dans la tradition française, est, on le sait, quelqu’un « qui ne compte pas ses heures », quelqu’un qui, remplissant une mission plus qu’un horaire, accepte avec le sourire la violation quotidienne du code du travail qui lui est imposée et, qu’il soit vassal loyal ou mercenaire carriériste, quelqu’un qui a en toute hypothèse un long temps de travail dont il est fier, aujourd’hui il commence à craquer. L’aggravation du chômage et la concurrence des jeunes générations mieux formées angoissent de plus en plus de cadres en emploi, les directions augmentent la pression, l’intensité du travail augmente etles conditions de travail se dégradent. Les cadres supportent mal la surpression qu’on leur impose, mais passent encore peu souvent à l’acte, à la fois par idéologie et par crainte.

Un pas supplémentaire est franchi lorsque la direction s’affranchit du contrat de travail lui même, y substituant un contrat commercial par le biais d’un essaimage où le cadre devient une société unipersonnelle : le cadre commercial devient agent commercial, le cadre juridique consultant. Si ce phénomène ne touche encore qu'une proportion restreinte de cadres, c'est la tendance qui est importante.

Précisons bien que si la flexibilité est devenue un « impératif catégorique », elle n’est pas intrinsèquement facteur de précarité. C’est la forme de gestion des ressources humaines adoptée par l’entité (entreprise, administration ou association) qui transforme ou non la nécessaire adaptation aux impulsions venues de l’aval en insécurité pour les actifs. Diplomates et Jésuites ont en commun une flexibilité totale et une précarité nulle, au cœur du noyau dur.

Et bon nombre d’actifs se promènent sur les frontières. Le professeur d’université donne quelques conférences et consultations et est actionnaire (les autres sont sa femme et son fils) d’un petit cabinet de consultants. L’économiste inscrit à l’ANPE depuis cinq ans interrompt parfois son indemnisation par quelques semaines de contrat à durée déterminée. Quand un gros bureau d’études lui confie une sous-traitance, il se fait « loger » par une entreprise amie qui prend le contrat d’étude à son compte et le salarie. Il trouve les contrats lui-même, travaille seul et est pleinement responsable de son travail, mais s’il s’inscrivait comme indépendant, il n’aurait plus droit à indemnisation quand il n’a plus d’ouvrage. Le retraité écrit des articles techniques dans des revues professionnelles et se fait rémunérer sous forme de droits d’auteurs. Le jeune camarade d’école qui cherche à être journaliste scientifique se verra opposer cet exemple quand il demandera une fiche de paye pour sa pige. Sans parler de diverses activités en confetti, telles correspondant local des journaux régionaux, secrétaire de mairie de village, surveillant de lycée, autrefois activités annexes d’instituteurs ou d’étudiants, souvent aujourd’hui demandés par des jeunes adultes qui souhaitent les professionnaliser et en vivre.

L'indépendant en situation de dépendance

Il existe des professions que l’on pourrait à bon droit qualifier de « professions libérales à statut salarié ». Les rémunérations sont de diverses formes et de différents montants. Certaines professions bénéficient d'un statut protecteur (VRP multicartes, intermittents du spectacle), d'autres n'ont pas de statut collectif ou s'en cherchent un avec plus ou moins de bonheur (salariés à temps partagé, intérimaires) voire sont théoriquement soumises à des dispositions qui ne sont pas suivies dans la pratique (journalistes pigistes), sans parler des personnes qui passent d'un CDD à un « contrat de chantier », d’une « vacation » à l’indemnisation par les ASSEDIC.

Ce travailleur indépendant en situation de dépendance, travailleur sans capital, n’a plus un emploi mais des contrats, il offre ses services. Il est seul face au marché, il subit toutes les conséquences des fluctuations de la demande sans le filet de sécurité qu’apporte l’appartenance à une collectivité. Il travaille en temps partagé ou temps partiel pluriel, comme l’artisan d’avant la révolution industrielle, travaillant à la tâche et non remplissant une fonction. Il ne possède que sa qualification et son carnet d’adresses, ainsi qu’un micro-ordinateur et un télécopieur, forme moderne de la boîte à outil du charpentier. Il doit savoir se vendre, lui même et éventuellement son équipe (famille dans certains lieux, collègues rassemblés ponctuellement dans d’autres).

L'appartenance et l'apport

On a deux extrêmes, deux types de cadres (et d’actifs en général), l’adepte, qui doit se dévouer corps et âme à une entreprise qui ressemble à une secte et le tâcheron payé au dossier. La rémunération de l’un découle de son appartenance (on en voit l’indice dans l’ampleur que prennent les stock options dans les revenus de certains membres des noyaux durs), celle de l’autre de son apport, tel qu’évalué par le marché ou l’arbitraire du donneur d’ordre. Cette distinction ne recoupe ni celle entre secteur protégé et secteur exposé, ni celle entre forte rémunération et faibles revenus. Il peut y avoir des adeptes dont le salaire n’est pas à la mesure du dévouement et des tâcherons vendant leurs prestations à prix d’or, des rentes de situation et des journaliers misérables.

De nouvelles règles du jeu ?

Pour sortir de cette sombre alternative, il faudra inventer de nouvelles règles du jeu. Il n’est pas évident que la condition salariale soit le nec plus ultra, le rêve du citoyen. Tout le monde n’a pas pour idéal d’être toute sa vie inscrit dans le lien de dépendance ni dans le statut général des fonctionnaires, même si, comme le dit l’avisé Chinois, il vaut mieux avoir un mauvais maître que pas de maître du tout, car dans ce dernier cas on meurt de faim*.

Du rapport Boissonnat au Centre des Jeunes Dirigeants, des voix se sont élevées pour proposer un « contrat d’activité » dont la forme et les contenus restent en débat, d’autres proposent un revenu minimal inconditionnel, forme moderne du « panem et circences » assuré au citoyen romain.

Aujourd’hui d'ores et déjà certaines périodes où on n’exerce pas d’activité lucrative sont financées, plus ou moins bien d’ailleurs, telles la maladie, le chômage, les congés annuels, une partie de la formation professionnelle, l’interruption définitive due à l’âge, d’autres ne le sont pas ou exceptionnellement, telles que les soins à plein temps à un proche ou la réalisation d’un projet personnel.

L’UCC elle aussi réfléchit aux besoins nouveaux du droit car le cadre - l’actif en général - ne peut pas être laissé seul face au marché, à la merci du donneur d’ordre, sans protection ni perspectives d’avenir. Il n'y a certainement pas de solution unique, ce qui ne veut pas dire qu'on peut accepter n'importe quoi au nom de la diversité. Et seul le caractère collectif des garanties permettra leur réalité.

Il faut s'interroger sur un nouveau contrat qui saurait tenir compte des frontières floues et réintégrerait diverses formes d’activités lucratives ou non et aussi de non activité dans un ensemble qui satisfasse à la fois à l’efficacité économique et à la cohésion sociale.

* : cf. Robert Van Gulik, Le motif du saule.