Face à l’augmentation régulière de l’espérance de vie, conjuguée à l’arrivée en retraite des générations du baby boom, la pérennité du régime de retraite par répartition est remise en question, en France comme dans les autres pays développés.

Le relèvement de l’âge de la retraite est la réponse usuelle à ces déséquilibres. Et pour atteindre cet objectif, l’augmentation de la durée d’assurance a été le levier privilégié lors des vingt dernières années, avec les réformes de 1993, 2003, et plus récemment 2013. Outre une portée symbolique moindre par rapport à d’autres paramètres du système comme l’âge minimal de départ en retraite (modifié dans la douleur par la réforme de 2010), l’augmentation de la durée de cotisation permet également des justifications d’ordre éthique, par-delà les questions de soutenabilité du système de retraite. A mesure que l’espérance de vie augmente, il peut paraître logique et juste d’augmenter la durée de la vie active.

La loi de 2003 portant réforme des retraites est à ce titre emblématique : elle instaure un mécanisme automatique d’augmentation de la durée d’assurance en fonction des gains d’espérance de vie. Ainsi, la règle d’augmentation de la durée d’assurance de la réforme de 2003 a pour objectif d’« assurer l’équité entre les générations » en « stabilisant le rapport entre temps de travail et temps de retraite ».

Elever la durée de cotisation à mesure que l’espérance de vie augmente peut donc être vu comme un principe d’équité entre les générations, et a été présenté comme tel. Dans cet article nous étudions donc la validité de cet objectif, d’abord dans son principe (dans quelle mesure est-ce une bonne définition de l’équité entre les générations ?), puis dans sa réalisation, en étudiant l’évolution sur le long terme du rapport entre durée travaillée et durée en retraite.

Partage des gains d’espérance de vie et équité

A mesure que la durée de vie augmente, à durée travaillée inchangée, la durée passée en retraite augmente. Dès lors, il peut paraître injuste que les générations futures bénéficient d’un partage du cycle de vie entre travail et retraite plus avantageux. Mais dans quelle mesure maintenir constant le rapport entre durée travaillée et durée en retraite est-il un bon principe d’équité entre les générations ? S’il peut paraître évident, le principe n’est pas rattaché à une norme d’équité clairement identifiable. Il est cependant possible de mettre en lumière au moins deux principes d’équité sous jacent à ce principe.

Premièrement, le partage homothétique des gains d’espérance de vie peut être vu comme un moyen d’assurer l’égalisation des taux de rendement interne (les taux d’actualisation, qui égalisent ses cotisations versées et ses pensions reçues tout au long du cycle de vie) entre les différentes générations. En effet, si l’espérance de vie augmente d’une génération à l’autre, et que les niveaux de cotisations et les niveaux relatifs de pensions ne changent pas, les TRI devront également augmenter d’une génération à l’autre. Sous certaines hypothèses, il apparaît même que le maintien constant du rapport entre durée en carrière et durée en retraite correspond exactement à la norme d’égalisation des taux de rendement internes, à taux de cotisation et niveaux de pensions inchangés. Notons toutefois que les insuffisances pratiques et théoriques de la norme d’égalisation des taux de rendements du système de retraite ont été soulignées dans la littérature (Fleurbaey, 2002 ; Blanchet, 2010).

Deuxièmement, maintenir constant le rapport entre durée travaillée et durée en retraite peut s’interpréter comme un objectif d’équité qui chercherait à garantir à chaque génération un égal droit au repos, une même proportion de la durée travaillée qui serait consacrée à une période de loisir après la vie professionnelle. L’idée d’un droit au repos est un élément implicite du système de retraite français, qui ne figure pas dans les textes, mais qui est présent dans les attentes des Français par rapport au système de retraite. Cette aspiration se traduit chez les Français par une certaine impatience du départ en retraite, pour pouvoir bénéficier d’une retraite le plus longtemps possible (Barthélémy et al. 2013). Le maintien constant du rapport entre durée travaillée et durée en retraite peut donc être vu comme un moyen d’assurer un égal droit au repos à toutes les générations. Cependant, il faut noter que l’équité entre les générations au regard du droit au repos n’est garantie que dans la mesure où l’espérance de vie en bonne santé croît à même vitesse que l’espérance de vie en général.

D’autres remarques plus générales peuvent être avancées contre la caractérisation de l’équité comme l’égalisation du rapport entre durée travaillée et durée en retraite. La première objection immédiate est que ce critère est incomplet : d’autres dimensions du bien-être des individus (revenu, intégration sur le marché du travail) doivent être pris en compte pour comparer le bien-être relatif des différentes générations. Deuxièmement, cela peut sembler s’opposer à l’idée même de progrès : l’augmentation de la durée passée en retraite au cours du siècle est davantage considérée comme une avancée sociale que comme une injustice intergénérationnelle profonde.

Enfin, et ce dernier point est essentiel, l’échelle intergénérationnelle n’est pas forcément la seule ni la plus pertinente : pourquoi le principe d’égal rapport entre travail et retraite ne pourrait pas être décliné au niveau intergénérationnel, entre individus d’une même cohorte ayant des durées de carrière et des espérances de vie (donc d’espérance de vie en retraite) différentes ?

Quel partage des gains d’espérance de vie entre travail et retraite ?

Même si la justification de l’augmentation de la durée d’activité en terme d’équité intergénérationnelle semble fragile, l’analyse de l’évolution au cours du temps du partage des gains d’espérance de vie entre travail et retraite est nécessaire,

Le modèle de microsimulation Destinie développé par l’Insee (voir Blanchet et al., 2011), permet de simuler les comportements de départ en retraite à horizon 2060. Comme tout exercice de ce type, les projections reposent sur une série d’hypothèses : évolution sur le long terme de la productivité, du chômage, des trajectoires professionnelles et salariales, comportement de départ en retraite de type « départ au taux plein ». Dans le but de différencier les effets des réformes successives, différents scénarios de simulation sont utilisés : en législation 2003, en législation 2013 (avant la réforme de 2013), et un scénario contrefactuel dans lequel la durée d’assurance est bloquée à 40 ans. Le graphique 1 présente l’évolution de l’âge de départ en retraite moyen par génération selon la législation considérée. Il apparaît que les réformes récentes (2003 et 2010) ont un impact très important en projection sur l’âge moyen de départ en retraite. L’effet cumulé des deux réformes conduit, en fin de projection, à un âge de retraite d’environ 64,6 ans contre 61,8 ans en l’absence de réformes (scénario contrefactuel).

A partir de l’âge de départ en retraite, nous pouvons calculer la durée moyenne en retraite (à partir des espérances de vie par génération), que l’on compare à la durée moyenne en carrière pour analyser l’évolution du rapport entre le temps de travail et le temps de retraite.

Dans un premier temps, il est intéressant de s’intéresser uniquement à la part des gains d’espérance de vie traduit en gains de durée en retraite sur l’ensemble de la période étudiée. Le tableau 1 montre que l’augmentation de la durée en retraite ne représente jamais un tiers des gains d’espérance de vie : la seule réforme de 2003 ne parvient pas à cet objectif (54 %), alors qu’avec la réforme de 2010 cette cible est dépassé (seulement 26 % des gains d’espérance de vie pour la retraite).

Mais le partage des gains d’espérance de vie entre temps de travail et temps de retraite dépend de l’évolution relative entre la durée de carrière et la durée de retraite. L’analyse de l’évolution de la durée de carrière est rendue assez complexe du fait qu’il n’y a pas de définition univoque de celle-ci. La plus immédiate, et retenue ici, est la durée validée pour la retraite, tout régime confondue. Mais d’autres concepts de la durée de carrière peuvent être envisagés, plus restrictifs (la durée en emploi) ou plus larges (l’écart entre l’âge de départ en retraite et l’âge de fin d’étude), et l’évolution du rapport entre durée de carrière et durée de retraite est évidemment tributaire de la définition choisie. Le graphique 2 présente l’évolution du rapport entre durée en carrière et durée en retraite pour les générations 1940- 1989. En l’absence de réforme, le ratio est fortement décroissant, ce qui traduit une part plus importante du cycle de vie consacrée à la retraite pour les générations futures. Avec les réformes successives, le rapport est de moins en moins décroissant : le partage des gains d’espérance de vie n’est plus si avantageux pour les générations futures. En fin de projection, le rapport est proche du niveau initial : l’objectif de stabilisation du rapport entre temps de travail et temps de retraite est donc en partie atteint. Notons toutefois que cet équilibre ne résulte pas directement de la règle d’allongement de la durée d’assurance, mais de la conjonction de cette règle avec l’élévation des paramètres d’âge du système de retraite.

Quels effets de la réforme de 2013 ?

La réforme des retraites de 2013 prévoit une nouvelle augmentation de la durée d’assurance cible pour l’obtention du taux plein. Les résultats présentés n’incorporent pas cette réforme récemment votée. Cependant, l’interprétation de la réforme de 2003 choisie ne bouleverse pas l’analyse. En effet, la formule d’augmentation de la durée d’assurance était supposée « à horizon 2020 », soit jusqu’à la génération 1960. Les simulations précédentes sont en réalité basées sur une interprétation plus large de la réforme, en appliquant la formule de la loi de 2003 pour toutes les générations étudiées, à horizon 2060. Cela se justifie dans l’optique d’une étude du principe de la loi de 2003, les objectifs de pérennité du système de retraite et d’équité intergénérationnel n’ont pas de raison de ne plus être valable après 2020. Le graphique 3 présente différents sentiers d’évolution de la durée d’assurance cible pour le taux plein : celui prévu par la réforme de 2003 à horizon 2020, le prolongement de celui-ci, et enfin le rythme prévu par la réforme de 2013. Il apparaît que l’augmentation de la durée d’assurance prévue dans le scénario « 2003 prolongée », utilisé dans les simulations précédentes, excède celle prévue par la réforme de 2013.

Si la réforme de 2013 s’inscrit dans la continuité de la réforme de 2003, puisqu’elle prolonge son principe, en revanche la décision explicite de stabiliser cette durée à partir de la génération 1973, justifiée par un besoin de financement moindre à partir de 2035, rompt avec l’objectif de stabilité du rapport entre temps de travail et temps de retraite entre générations. Il est sans doute possible d’y voir la primauté de l’objectif de pérennité du système de retraite sur le principe d’équité intergénérationnelle, dans les réformes visant à repousser l’âge de départ en retraite en prolongeant la durée d’activité. En outre, la réforme de 2013 prévoit la mise en place d’un compte pénibilité, dont les modalités exactes restent à définir, mais qui pourrait permettre de compenser les inégalités d’espérance de vie liées aux conditions de travail, via un départ en retraite plus précoce. C’est donc au niveau intragénérationnel que la question des inégalités dans le partage de l’existence entre activité et retraite semble se transposer, et devrait constituer un enjeu majeur dans les années à venir.

Barthélémy N., M. Mamache et S. Benallah (2013), « Les motivations de départ à la retraite : stabilité entre 2010 et 2012 », Etudes et résultats, n°838 – avril 2013

Blanchet D. (2010) : « Le débat sur la retraite en France : le critère intergénérationnel aide-t-il à trancher ? », Regards croisés sur l’économie.

Blanchet D., S. Buffeteau, E. Crenner et S. Le Minez (2011) : « Le modèle de microsimulation Destinie 2 : principales caractérisitiques et premiers résultats », Economie et Statistique n°441-442.

Conseil d’Orientation des Retraites (2013), Retraites : un état des lieux du système français, Douxième rapport – janvier 2013

Fleurbaey M. (2002) : « Retraites, générations et catégories sociales : de l’équité comme contrainte à l’équité comme objectif », Revue d’économie financière, n° 68, p.91-112.