La complémentarité entre la participation indirecte (les professionnels font plus souvent référence au dialogue social) et la participation directe (laquelle est de plus en plus désignée sous le vocable du dialogue professionnel) est un débat qui, depuis quelque temps, prend de l’ampleur dans le monde des relations sociales. Nous pouvons citer en guise d’illustration la mention explicite du dialogue professionnel et de sa complémentarité attendue avec le dialogue social dans les articles 43.1 et 43.2 de la nouvelle convention collective de la métallurgie ; la publication, en 2022, d’un rapport de la Fabrique de l’industrie dédié au thème de l’articulation entre dialogue social et dialogue professionnel[1] et d’un cahier de l’IPSI[2] allant également dans ce sens ; ainsi que les nombreux travaux et les initiatives menés en ce sens au sein de l’ANACT.
Si ce sujet est sur le devant de la scène, c’est qu’il semble répondre aux maux actuels du monde du travail : perte de sens au travail, adaptation aux nouveaux modes d’organisation et aux évolutions technologiques (sans parler du défi climatique nécessairement en toile de fond de toutes les réflexions actuelles). Sailly et al. (2022) assignent ainsi, dans leur rapport, un objectif commun à ces deux formes de participation : l’amélioration de la qualité du travail.
S’il semble désormais tout à fait convenu d’appeler à mobiliser et articuler ces deux formes de participation, il se joue là, en réalité, un changement d’approche. La littérature, tant professionnelle qu’académique, les a en effet largement décrites comme des formes alternatives – une forme pouvant se substituer à l’autre – si ce n’est concurrentes – le développement de l’une se faisant au détriment de l’autre. En d’autres termes, la complémentarité entre la participation directe et la participation indirecte n’est ni évidente, ni spontanée tant il existe de différences fondamentales entre ces deux modalités de participation.
Réfléchir à la manière de construire la complémentarité entre ces deux modes de participation nécessite donc avant tout leur reconnaissance pour ce qu’elles permettent effectivement d’apporter à l’organisation. Finalement, la première question à se poser est : que peut-on réellement attendre des canaux de participation, directe et indirecte ? Au-delà de leurs acteurs et de leurs modalités pratiques, qu’est-ce qui les caractérise et les distingue réellement ? Pour répondre à cette question, nous pouvons nous tourner vers la littérature académique qui identifie très bien ces deux différentes formes de participation.
Tout d’abord, la conceptualisation de la participation directe puise ses sources dans l’école des relations humaines. Proposant une critique nourrie du taylorisme, ce courant de pensée repose sur la mise en avant du rôle des besoins humains tels que les besoins secondaires (la reconnaissance et le besoin d’être compris par exemple, voir la célèbre pyramide de Maslow), ou le besoin de socialisation (au travers de l’effet du groupe et des relations interpersonnelles, affectives et émotionnelles) dans la motivation et le comportement des travailleurs. Dans le prolongement de ces découvertes, la participation directe a classiquement été définie en GRH comme « une communication discrétionnaire d’idées, de suggestions, de préoccupations ou d’opinions sur des problèmes liés au travail, avec l’intention d’améliorer le fonctionnement de l’organisation ou de l’unité[3] ». Ce qui caractérise alors la participation directe est son caractère prosocial et discrétionnaire. Elle est sous-tendue par une volonté d’amélioration pour le groupe dans une logique de bien-être physique et psychologique des individus qui le composent. Il est ainsi attendu des pratiques de management participatif qu’elles stimulent et orientent l’expression des salariés pour améliorer le fonctionnement des équipes et de l’organisation. De ce fait, la participation directe est logiquement perçue comme étant une valeur ajoutée pour l’organisation[4].
La participation indirecte a, elle, été principalement conceptualisée par les spécialistes des relations professionnelles. Prenant acte du caractère intrinsèquement conflictuel de la relation de travail, ils avancent que l’effectivité de la participation repose sur l’existence d’institutions qui garantissent la représentation des parties. La participation indirecte est, dans ce cas, davantage envisagée comme un moyen de rééquilibrer le rapport de force afin que les travailleurs puissent formuler des griefs auprès de l’employeur. Du fait qu’elle est principalement liée à la manifestation de désaccords auprès de l’employeur, elle est ainsi plus volontiers assimilée à une composante négative de la participation[5].
Ainsi, la participation directe s’est développée avec l’idée que la participation des salariés est portée vers l’amélioration du fonctionnement de l’organisation, tandis que la participation indirecte a pris son essor dans l’expression des dysfonctionnements et insatisfactions. Évidemment, cette qualification est porteuse de limites, notamment parce que l’expression des insatisfactions doit précisément permettre d’améliorer le fonctionnement de l’organisation. Reste qu’elle a largement servi à caractériser participation directe et participation indirecte. Ce n’est donc pas seulement leurs agencements (nature formelle ou informelle, individuelle ou collective, etc.) ou leurs objets (conditions de travail, d’emploi, etc.) qui diffèrent entre ces deux canaux de participation, mais aussi la nature critique de leur contenu : ce qui est communément perçu comme acceptable de dire ou de ne pas dire. Si les deux canaux peuvent s’emparer des mêmes sujets (notamment la discussion sur le travail réel), les attitudes qu’il est possible d’adopter diffèrent. À la participation directe, une attitude constructive et bienveillante, à la participation indirecte, l’expression des insatisfactions et revendications. On voit ce que cette caractérisation peut induire dans les comportements managériaux : par crainte de la nature critique du contenu de la participation indirecte, les managers peuvent être amenés à privilégier la participation directe, voire à disqualifier la participation indirecte et les organisations syndicales. Cette tendance à vouloir tenir la participation indirecte éloignée de la pratique managériale alimente finalement la thèse de la substitution entre les deux formes de participation, éloignant de facto l’idée d’une complémentarité entre elles.
Nous pouvons formuler l’hypothèse suivant laquelle une trop forte différenciation de ces deux formes de participation sur le critère du contenu critique pourrait nuire à leur complémentarité. En effet, si la participation directe est aseptisée et la participation indirecte l’arène de polémiques permanentes, les salariés et les managers peuvent être conduits à choisir. D’ailleurs, si la question de la complémentarité semble trouver un regain d’intérêt, c’est peut-être parce que cette différenciation semble désormais moins marquée. Sous l’effet de la diffusion des principes du dialogue social, compris comme une approche partenariale des relations professionnelles, l’idée de dialogue « polyphonique et constructif » fait son chemin[6]. Dans le même temps, les travaux s’intéressant à la discussion sur le travail, via une participation directe, insistent désormais sur l’importance de soutenir les acteurs de cette discussion pour qu’ils soient en mesure d’exprimer et d’accueillir ce contenu critique[7], ce qu’exprime notamment Yves Clot avec la notion de coopération conflictuelle.
En d’autres termes, on semble assister, à l’heure actuelle, à un rapprochement entre les deux formes de participation. Une participation directe plus ouverte à l’expression critique et une participation indirecte plus sensible à la logique partenariale. Peut-être s’agit-il, là, d’un double mouvement propice à une meilleure articulation des différentes modalités de la participation des travailleurs.
[1]- Michel Sailly, Aslaug Johansen, Per Tengblad et Maarten van Klaveren, Dialogues social et professionnel : comment les articuler ?, La Fabrique de l’industrie, 2022. [2]- IPSI, « Dialogue(s) social », Les cahiers de l’IPSI, no 2, 2022. [3]- Elizabeth Wolfe Morrison, « Employee Voice Behavior: Integration and Directions for Future Research », Academy of Management Annals, vol. 5, no 1, 2011, p. 373‑412 ; Brian S. Klaas, Julie B. Olson-Buchanan et Anna-Katherine Ward, « The Determinants of Alternative Forms of Workplace Voice: An Integrative Perspective », Journal of Management, vol. 38, no 1, 2012, p. 314‑345. [4]- Michael Barry et Adrian Wilkinson, « Pro-Social or Pro-Management? A Critique of the Conception of Employee Voice as a Pro-Social Behaviour within Organizational Behaviour », British Journal of Industrial Relations, vol. 54, no 2, 2016, p. 261‑284. [5]- Bruce E. Kaufman, « Theorising Determinants of Employee Voice: An Integrative Model across Disciplines and Levels of Analysis », Human Resource Management Journal, vol. 25, no 1, 2015, p. 19‑40. [6]- Juliette Fronty et Christelle Havard, « Chapitre 1. Pour un dialogue social polyphonique et constructif : Propos d’acteurs et propositions de chercheurs », dans R. Bourguignon et A. Stimec (coord.), L’analyse organisationnelle du dialogue social, EMS Éditions, 2022. [7]- Mathieu Detchessahar (coord.), L’entreprise délibérée : refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, 2019.