En quoi l’intégration européenne est-elle sociale ?

Philipe Pochet. Il est essentiel de percevoir que l’intégration européenne est d’abord économique et qu’elle n’a jamais été pensée à l’origine comme un espace social, culturel ou politique. Le projet fondateur est libéral, celui d’empêcher les conflits entre Etats par une interdépendance économique et des forts intérêts communs dans leur développement. Ce n’est pas si mal au regard de l’histoire du continent, même bien en amont du 20ème siècle.

La Communauté, puis l’Union est pensée comme un espace d’intégration économique et un développement des marchés des biens et services, ayant un effet bénéfique supposé sur les questions sociales et sociétales. C’est l’idée que la convergence économique amène une convergence politique. Lors de la création de la monnaie unique 40 ans après le Traité de Rome, cette même matrice perdure, l’euro est censé créer de la prospérité et des emplois. Plus précisément, les rapprochements économiques sont censés créer une sorte d’identité sociale européenne. Ce n’est pas faux lorsqu’on voit la dynamique Erasmus et l’engouement des étudiants à passer les frontières, même si c’est un exemple très limité.

Cette matrice intellectuelle est contestée à partir des années 80, époque d’une certaine apogée libérale, pour apparaître notamment en France lors des débats sur le Traité de Maastricht, plus fortement lors du référendum de 2005, et bien encore avec la crise financière de 2008-2009.

C’est toute la subtilité des chantiers européens : une poussée économique permet-elle un progrès social ? Cette vision industrielle classique est difficile à mesurer. L’Europe sociale demeure donc complexe à définir. Avons-nous un projet de société derrière notre besoin de convergence économique ? Si le marché est unique, les cultures sociétales sont, elles, bien différentes car elles sont ancrées dans l’histoire et les personnes mais ne rien faire en matière sociale au niveau européen conduit à une mise en concurrence sociale entre pays.

 

Quels sont cependant les chantiers et les réussites de l’Europe sociale ?

Ph. P. Il est difficile aujourd’hui de parler de l’Europe sociale comme on parle d’Airbus ou de la politique agricole. Mais il y a un vrai progrès du côté de l’établissement d’un socle de protection minimum commune à tous les pays de l’Union. Je pense par exemple à la proposition actuelle d’un salaire minimum, ce serait une vraie avancée pour accompagner la liberté de circulation des travailleurs. Entendons-nous sur un niveau minimal (proportionnel) de reconnaissance salariale du travail.

A l’inverse le chantier de la démocratie dans l’entreprise patine. Il y a quelques années on a beaucoup misé sur le déploiement des comités d’entreprise de niveau européen. A l’époque de l’Acte unique, dans les années 80, l’idée était de créer un véritable capitalisme européen, avec des champions industriels, des multinationales européennes, avec des lieux de contre-pouvoir au sein de ces lieux de puissant pouvoir. Les travailleurs, par la voix de leurs représentants, devaient pouvoir être informés et consultés sur les grandes orientations stratégiques. Aujourd’hui ces comités sont insuffisamment utilisés et manquent de moyens ; je salue l’engagement des militants qui s’y investissent.

Il y a un autre chantier très important et peu connu qui est celui de la coordination des systèmes de protection et de sécurité sociale. Lorsque vous partez à l’étranger, vous avez une couverture médicale et sociale. Vous pouvez travailler, voyager : vous êtes couvert par les systèmes des autres pays. Vous pouvez même vous installer et prendre votre retraite dans un pays de votre choix : les systèmes de pension suivent. Ces flux restent faibles en termes de pourcentage de la population mais c’est fondamental sur le plan symbolique et cela ne peut que se développer dans les prochaines années.

On a aussi fait des énormes progrès en matière de santé et de sécurité au travail. Je pense notamment à une directive cadre en 1989 sur l’évaluation des risques et cela a eu beaucoup d’impact sur la définition des systèmes de santé/sécurité dans de nombreux pays. Cette dynamique a duré une quinzaine d’années. Elle est prolongée aujourd’hui à travers la prévention face aux produits industriels dangereux. C’est un sujet très technique mais concret et important en termes de santé, avec une influence sur la qualité des process industriels.

Donc en termes de dynamique sociale réussie, je dirais la coordination de certains aspects de la protection sociale. Nous devons progresser sur la démocratie d’entreprise et avancer sur le salaire minimum et la circulation des travailleurs. Distinguons ici l’ingénieur qui se déplace pour quelques mois dans une filiale étrangère de l’ouvrier en bâtiment ou du travailleur frontalier. Les employeurs profitent de failles législatives, de manque d’avancées sociales et de contrôle pour employer de la main d’œuvre à moindre frais, même si d’importants progrès ont été fait récemment.

 

La dynamique sociale est donc difficilement lisible.

Ph. P. Au final, l’Europe sociale, ce n’est pas un tout cohérent car elle dépend de la stratégie des acteurs et de leur volonté de prendre des décisions politiques, et de les évaluer. Un bon accord européen sur le stress au travail, ou sur le télétravail par exemple, est le fruit d’acteurs engagés. Encore faut-il évaluer les effets réels sur les travailleurs et ce dans chaque pays ; c’est un autre chantier. D’autant que dans les domaines sociaux les écarts entre pays sont considérables. L’Europe n’arrive pas dans un vide législatif : ce qui est un progrès pour les uns peut être un acquis, voire un recul pour d’autres.

Les syndicats mis à part, avec la Confédération européenne (CES) les acteurs de l’intégration européenne ne sont pas soucieux du social en soi : la Commission Delors ne ressemble pas à la Commission Barroso ou à la commission actuelle ; les gouvernements français et allemand ont une exigence plus forte que d’autres, etc. De même, le Parlement est aussi un acteur important dans ce domaine. Enfin, il n’y a pas d’espace « Europe sociale » dans le vide, il s’inscrit et est le résultat des débats et rapports de force nationaux. Car ce sont les mêmes entre les pays et au niveau européen : tel patronat réticent à discuter dans un pays l’est aussi à Bruxelles.

L’élargissement de 2004 a eu un effet démultiplicateur. On a ouvert l’Union à des pays socialement moins avancés en pensant encore que le progrès social viendrait du progrès économique et l’aide apportée est importante même si elle n’a pas été à la hauteur des défis de la convergence. En l’absence de solidarité financière, les pays de l’Est et d’Europe centrale ont utilisé leur avantage comparatif, qui est le coût salarial et l’immigration : en clair, le pouvoir d’envoyer leurs populations travailler comme travailleurs détachés, et accueillir les multinationales en vantant des coûts plus faibles que dans les pays de l’Europe à 15. Cette stratégie ne tient pas dans le long terme, car il y a une fuite des talents et de la main d’œuvre, ainsi qu’un dumping social préjudiciable. Je note que les gouvernements nationalistes ont du mal à voir leurs salariés quitter leur pays… Je dirais qu’aujourd’hui il y a de nouveau une discussion sur la convergence sociale, dans le sens où les États qui se rapprochent économiquement ne peuvent pas avoir des populations avec de trop grands écarts sociaux.

 

Dans votre ouvrage, vous présentez cependant un système de relations sociales.

Ph. P. On observe en effet trois axes d’un système de relations industrielles. Le premier est celui dans lequel les partenaires sociaux européens interviennent dans les différents domaines généraux : politique de l’emploi, politique économique, etc. C’est une activité de lobby conjoint. Les sommets patronat-syndicats-Conseil et Commission illustrent cette activité. Le deuxième axe est celui du dialogue social, tels que les accords-cadres et les procédures de contrôle de leur mise en œuvre dans les Etats membres, ce qui montre que l’Europe sociale passe par la qualité des systèmes de relations sociales au sein de chaque pays. Enfin, un troisième axe est celui d’un agenda social relativement indépendant des politiques européennes, de leur rythme et des priorités de Bruxelles. Ce qui implique des organisations d’employeurs volontaires dans le domaine social et au périmètre européen. C’est difficile, car les entreprises de taille européenne multinationales, sont sur des marchés mondiaux plus larges que le marché intérieur.

Enfin, je voudrais placer ici le dialogue social sectoriel que les salariés connaissent peu et sur lequel on a intérêt à porter un regard neuf : les échanges syndicats-patronats peuvent y être riches, même s’ils dépendent de la culture de chaque secteur, comme au niveau national.

Ceci pour expliquer qu’il est difficile d’identifier une Europe sociale en soi, extérieure aux autres domaines d’intégration comme des systèmes nationaux. L’Union européenne et le niveau national interagissent d’une manière complexe, ce qui rend difficile de considérer les politiques de niveau européen comme des variables indépendantes.

 

Le social n’est pas le moteur de l’intégration mais une Europe sociale se dessine donc selon vous.

Ph. P. Le déséquilibre originel est partiellement compensé par des stratégies sociales mises en place au niveau européen – dialogue social européen, stratégie européenne pour l’emploi, coordination des systèmes de droits sociaux -, mais aussi par des pactes sociaux dans les Etats membres en réponse à l’intégration économique et à ses effets.

Cette dimension a été affaiblie dans les années 2000 par les Etats eux-mêmes en s’engageant dans des politiques de rigueur aux dépens des salariés pour réduire les dépenses sociales publiques et donner de l’air aux entreprises affrontant la concurrence mondiale. C’est tout le problème de l’Union : se protéger du monde tout en tissant des liens avec les autres zones économiques plus ou moins régulées, sans compromettre une dynamique d’intégration que beaucoup dans les Etats membres voudraient voir réduire.

Ce qui m’a marqué durant ces 30 dernières années à suivre cet objet insaisissable qu’est la dimension sociale de la construction européenne, c’est le changement d’attitude des opinions. L’analyse critique du projet de marché intérieur s’accompagne d’un espoir social dans les années 90. Mais aujourd’hui on veut plus de protection mais pas forcément plus d’Europe, ce qui est contradictoire dans nos économies aussi interdépendantes, comme l’illustre le processus de Brexit en cours.

Propos recueillis par Laurent Tertrais