Dans quelle mesure l’Union européenne est-elle en train de devenir une puissance ?

Richard Robert. Historiquement, l’Europe ne s’est pas posé la question de la puissance. Le projet européen est de bâtir un espace de paix par la prospérité. Les Français sont sans doute les seuls à penser l’intégration comme un relais de puissance, agricole par exemple : dans l’Allemagne d’après-guerre le sujet est tabou ; et l’Italie ou le Bénélux ne sont pas en situation de le faire. D’autant que l’Europe est dans l’orbite américaine, notamment en matière de défense. Aujourd’hui les données sont tout autres : les Etats-Unis opèrent un certain repli, quand ils ne sont pas agressifs lors des années Trump, et le voisinage immédiat est de nouveau menaçant avec les ambitions de la Russie. Même la lointaine Chine, longtemps cantonnée dans un rôle d’usine du monde, ce qui arrangeait les Européens, a des visées sur le continent. Je dirais qu’aujourd’hui les dirigeants de l’Union européenne (UE) ont appris à prendre ensemble des décisions fortes allant dans le sens d’un intérêt commun, que ce soit face à des puissances qui jouent au bras de fer sur certains sujets, mais également quand la zone euro s’est retrouvée prise dans la crise financière en 2010-2012. Cet imaginaire de la puissance a commencé à se développer tardivement. Les Européens ont longtemps pensé que produire des normes et des règles suffirait à projeter de la puissance[1]. Disons qu’au démarrage il a manqué du régalien en Europe. La décennie qui vient de s’écouler en a montré les limites et précipité un nouveau modèle davantage porté sur le rapport de forces, vis-à-vis de l’extérieur, mais également en interne : voyez la violence des débats lors de la crise de la dette grecque. Ils témoignent d’une certaine vitalité politique.

Aujourd’hui l’Union européenne sait taper du poing sur la table : en adoptant rapidement des sanctions fermes en réaction aux interventions militaires à ses portes en Crimée et dans le Donbass (2014), elle a surpris Poutine. Nous ne sommes plus dans la décennie 1990 lorsqu’elle déléguait aux Américains la régulation du conflit yougoslave, ni en 2008 lorsque Nicolas Sarkozy faisait cavalier seul en Géorgie : cette Europe née de la paix sur son territoire apprend à s’affirmer sur d’autres plans. Encore lui faut-il, tout en apprenant à parler le langage de la puissance, se doter des instruments de la souveraineté. Revenons à la crise financière : celle-ci blackboule la zone euro, montre les faiblesses de la BCE qui n’est pas une vraie banque centrale, car lorsque la crise frappe elle n’a pas le statut de prêteur en dernier ressort. Mais après une période d’hésitation et de passivité, les Européens imaginent et mettent en place des mécanismes monétaires puissants sans se soucier de contredire la lettre et l’esprit des traités, tant la conjoncture est dégradée. De même en matière de commerce international, l’UE qui a littéralement l’ouverture dans son ADN a appris ces dernières années à se montrer plus ferme. Face au dumping commercial chinois sur l’acier, au début de la dernière décennie, les Américains avaient dressé rapidement des barrières tarifaires avec des droits de douane de 300%. Nous, nous n’avons pas su protéger notre sidérurgie. Une puissance « normale » se serait donné rapidement les moyens de répondre à ce défi. Longtemps notre Europe a été en effet modelée sur l’idée que des règles suffisaient, que le principal enjeu était d’organiser la fluidité des marchés. L’Europe s’est longtemps raconté qu’en projetant ses règles elle fabriquait le monde, un monde à son image fait de liberté, de paix et d’échanges… A l’évidence, c’est insuffisant dans le monde plus dur et plus tendu qui a fini par émerger. La crise géorgienne et la crise financière, en 2008, marquent le début d’un apprentissage qui se poursuit aujourd’hui.

 

La contrainte extérieure est très forte, mais les acteurs aussi ont-ils changé ?

R R. . Oui, c’est un apprentissage qui se fait aussi à Berlin (où l’on redécouvre les vertus de la politique industrielle) et à Bruxelles, avec la commission « géopolitique » revendiquée par la présidente Ursula von der Leyen. La pandémie a achevé de remettre les États dans le jeu et dans le même temps elle constitue un saut fédéral, parfaitement assumé par la Commission qui a surpris tout le monde avec l’ampleur et la nature de son plan de relance : emprunter des centaines de milliards, lever l’impôt, avancer sur le budget. La réponse européenne aux crises est de moins en moins tardive : comparez la crise financière et la crise sanitaire, on a changé de monde ! Voyez aussi les barrières mises en places ces dernières années pour éviter les prises de contrôle d’entreprises stratégiques, lisez les interventions de Josep Borrel, le Haut Représentant, observez le rapport de force avec les Gafam. L’Union apprend à parler le langage de la puissance, et au-delà des mots une série d’avancées décisives vont toutes dans le sens d’un ensemble mieux armé pour négocier les défis du monde qui vient. Il reste des trous dans la raquette : l’union bancaire est au milieu du gué, les progrès de la politique de défense commune restent très modestes… Mais les décisions des années récentes font système et vont toutes dans le sens d’une Union qui apprend la force, la vitesse, et surtout à penser contre elle-même, contre la croyance exclusive dans les vertus de la concurrence pour façonner un profil industriel, dans celles du « doux commerce » pour fabriquer un monde pacifique.

Nous sommes loin des années Barroso (2004-2014) représentant une Commission faible qui fut aux abonnés absents dans les années de la crise financière. Le Conseil (qui a pris les affaires en main entre 2008 et 2012 et où les débats sont souvent musclés), mais aussi le Parlement dont les prérogatives s’affirment, ont bouleversé la culture politique bruxelloise, longtemps fondée sur le consensus et où la puissance administrative l’emportait sur les représentants élus. Cette politisation de la vie européenne s’exprime aussi dans le fait que certaines oppositions ne se jouent plus, aujourd’hui, à l’échelle nationale mais à l’échelle du continent : Macron et Orban, ainsi, se sont mutuellement choisis comme adversaires, ce qui peut apparaître comme une facilité politicienne mais témoigne aussi d’un changement d’échelle. En se constituant comme un espace de débats moins techniques, plus politiques, l’Union se renforce. Bruxelles est désormais un lieu où l’on fait de la politique. Il y a de l’ambition, des enjeux plus forts, des débats plus intenses, un peu plus de confrontations et un peu moins de compromis minimums. Au passage, cette nouvelle donne bouscule le traditionnel axe franco-allemand. Sur la question ukrainienne, par exemple, en 2014, la Pologne s’est montrée très active, ainsi que les Pays-Bas, liés eux par le drame de l’avion abattu.

Dans le domaine industriel, il y a eu une convergence des points de vue et des contraintes. L’Allemagne s’inquiète ainsi de l’avenir de son industrie automobile, confrontée à de multiples défis technologiques mais aussi à l’émergence de concurrents américains (Tesla) et chinois. La politique industrielle relève essentiellement de la compétence des Etats membres et l’UE s’est longtemps montrée réticente. Il n’allait pas de soi de laisser émerger des champions européens, Airbus étant une exception. Mais la montée en puissance des concurrents extra-européens a fait de l’industrie un enjeu de souveraineté : entre les projets transverses (comme les PIIECs, un régime d’aide d’États sur des investissements technologiques, dont les exemples se multiplient depuis 2018, sur les batteries, l’hydrogène, le cloud, la nanoélectronique), le filtrage des investissements chinois, le bras de fer avec les Gafam et la perspective d’une taxe carbone aux frontières, il y a des instruments et des projets qui émergent, remettant en cause des années organisant le laisser-faire du marché. Le démantèlement des champions nationaux pour favoriser la concurrence et la priorité quasi exclusive donnée à l’intérêt du consommateur ne sont plus l’axe de Bruxelles qui, aujourd’hui, soutient des réalisations concrètes d’intérêts partagés.

Hier, l’Europe se concentrait sur la fluidité de son marché intérieur : l’euro ainsi a été conçu davantage comme une monnaie d’échange entre Européens que comme une monnaie de réserve sur les marchés internationaux (il lui manquait pour cela l’équivalent des bons du Trésor européens, et jusqu’à la pandémie c’était hors de question). L’idée d’une dette commune est longtemps restée inaccessible, car les pays « frugaux » s’inquiétaient de la mauvaise gestion des pays du Sud. Les verrous sautent peu à peu. Le grand emprunt lancé par la Commission à l’occasion de la crise du Covid va créer de fait un actif fédéral libellé en euros et sous forme de dette. On mesure mal en France ce que les sociétés allemande ou hollandaise ont dû accepter ! Mais la crise et la contrainte finissent par produire de la volonté politique.

 

Cette puissance est-elle suivie par les peuples européens ?

R. R. Tous connaissent des doutes et des réticences, mais se montrent très attachés à l’euro ou au passeport européen, qui sont des attributs de la souveraineté. C’est moins sur la légitimité que sur son efficacité que l’Union européenne est critiquée. Ce qui est injuste : sur les vaccins, que n’a-t-on entendu de critiques… et à l’arrivée, l’Europe a dépassé le Royaume-Uni et Israël, laissé les États-Unis loin derrière, et elle s’est également montrée capable d’exporter et de donner énormément de doses. Tout cela alors que l’Europe de la santé est à peine émergente.

L’Europe a mille défauts. Elle a produit trop de règles pointilleuses, tel un pouvoir distant, exercé par des élites grisâtres, ne rendant pas vraiment de comptes, tout cela alors qu’on se racontait l’Europe comme une histoire enchantée. À ce compte elle ne pouvait que décevoir : Bruxelles a longtemps semblé polarisée entre impuissance et « dictature ». Les limites de la redistribution, du fait du refus d’une véritable Union de transferts, l’incapacité à compenser les perdants de la mondialisation, les efforts de rigueur imposés au lendemain de la crise de l’euro ont créé un fort ressentiment à l’égard du projet européen que l’on pouvait légitimement voir comme protecteur. Mais si un temps ce désenchantement a paru faire vaciller le projet européen, depuis le Brexit la dynamique s’est inversée. L’Union s’est ressaisie, elle a revu ses fondamentaux, appris à agir plus vite. Et surtout elle a appris à assumer une part de conflictualité, avec le reste du monde et en son sein. C’est peut-être ce qui lui manquait pour être vraiment un projet politique.

 

 

 

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Cf. Zaki Laïdi, La Norme sans la force : l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2005. 2ème édition 2008.