Les institutions et dispositifs européens paraissent loin et abstraits ; quels sont leurs sujets de préoccupation sociaux ?

Franca Salis-Madinier. Le Comité économique et social européen (Cese) est un organe consultatif de l’Union européenne (UE) qui se compose de représentants d’organisations de travailleurs et d’employeurs et d’autres groupes d’intérêts (agriculteurs, consommateurs, associations pour l’environnement, etc.). Il est obligatoirement consulté sur les projets d’initiatives législatives et sur les questions européennes par la Commission, par le Conseil de l’UE et par le Parlement européen. Il veille ainsi à ce que la politique et la législation de l’UE soient adaptées à la situation économique et sociale, et à exprimer la voix de la société civile organisée. Ses membres travaillent pour l’UE, indépendamment de leur pays respectif, en lien avec les conseils économiques et sociaux régionaux et nationaux de toute l’Union. Je suis pour ma part vice-présidente du « groupe des travailleurs » qui réunit les représentants des organisations de salariés, avec un intérêt sur la transition numérique, le marché intérieur et les questions éthiques. Les avis dont j’ai été rapporteure témoignent que nos travaux cherchent à être prospectifs et professionnels : « Le rôle des syndicats et du dialogue social dans le futur monde du travail » (2017), « Gestion des transitions dans un monde du travail numérisé » (2018), « Renforcer la protection des lanceurs d’alerte en Europe » (2018), « L’intelligence artificielle et son impact sur le travail » (2018), « Une intelligence artificielle de confiance en Europe » (2019).

Cet engagement au Cese est également un point d’appui au dialogue social européen. J’ai fait partie pour les syndicats français, de la délégation qui a négocié en 2020 un accord-cadre signé par les partenaires sociaux (notamment la Confédération européenne des syndicats - CES, présidée par Laurent Berger, et Business Europe, l’équivalent du Medef au niveau européen) ; celui-ci propose une méthode pour relever les défis et faire face aux risques liés à la numérisation[1]. Cette Europe de Bruxelles paraît loin et abstraite. Je voudrais essayer de montrer quelques chantiers et priorités qui façonnent une Europe plus sociale. Face à la pandémie, la solidarité européenne s’est exercée d’une manière inédite avec un fond de financement de 750md € (dont une partie à fonds perdus) pour aider les États membres à mettre en place des dispositifs de chômage partiel et des mesures de maintien de l’emploi, ce qui a contribué à soutenir les revenus des citoyens et l’économie.

 

Comment se construit l’Europe sociale en articulation avec les représentants des travailleurs ?

F. S.-M. L’Europe dite « sociale » a pour fondation les 20 principes du socle européen des droits sociaux. Adopté en 2017 au Sommet social de Göteborg[2], il permet à l’Union de fixer un cadre et des objectifs en matière sociale : égalité des chances et accès au marché du travail, conditions de travail équitables, protection et inclusion sociales. Un Sommet social européen est une enceinte de dialogue entre les institutions de l’UE (Conseil, Commission) et les représentants des partenaires sociaux européens, auxquels s’ajoutent les représentants nationaux des organisations syndicales et patronales de l’État de la présidence en cours ainsi que des deux suivantes. Il se réunit deux fois par an, avant les Conseils européens du printemps et de l’automne. Le socle des droits sociaux a certes une portée symbolique, mais également inspire de nombreuses initiatives comme la garantie de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, des initiatives législatives de la Commission sur l’égalité salariale, sur la régulation des plateformes numériques et de l’intelligence artificielle, sur la formation professionnelle, pour n’en citer que quelques-uns. En mars 2021 la Commission a présenté aux gouvernements un plan d’action[3] pour la concrétisation des principes contenus dans ce socle, instrument pour faire avancer l’Europe sociale. A noter que ce plan est issu de plusieurs mois de consultation publique.

Le Sommet social de Porto (mai 2021) a consacré cette avancée sociale[4] : l’Union s’est engagée sur trois objectifs de long terme à l’horizon 2030, qui contribueront à orienter les politiques et les réformes nationales : un taux d’emploi d’au moins 78%, ce qui est ambitieux mais possible, un doublement du taux d’adultes en formation chaque année pour le porter à au moins 60%, et une réduction forte du nombre de personnes en situation d’exclusion sociale. Ces visées sont conformes aux « objectifs de développement durable » des Nations unies, ce qui paraît encore plus éloigné que Bruxelles, mais ce ne sont pas seulement des déclarations : ces objectifs ont le soutien financier du budget pluriannuel 2021-2027 et du fameux plan de relance « NextGenerationUE ». Notre « groupe des travailleurs » au Cese s’est félicité de la proposition de ce plan d’action, qu’il considère comme un grand pas en avant, mais il a souligné qu’il reste des lacunes dans la réalisation d’une dimension sociale forte, car il ne reflète pas suffisamment les initiatives importantes que le groupe et l’ensemble du Cese ont réclamées. Notamment, il n’y a pas d’initiatives concernant un nouveau cadre juridique pour renforcer les droits d’information, de consultation et de participation des travailleurs, ni une initiative législative contraignante sur le salaire minimum en Europe. Pour nous l’objectif de réduire le nombre de personnes menacées de pauvreté aurait dû être plus ambitieux ; il aurait fallu fixer des normes minimales communes sur les régimes de chômage, un régime de réassurance chômage permanent ; enfin nous attendons une proposition de directive sur le droit à la déconnexion pour qu’il soit effectif dans les Etats membres.

En quoi les syndicats peuvent-ils peser sur la présidence française de l’UE ?

F. S.-M. Au 1er janvier 2022 et pour six mois, la France prend la présidence tournante du Conseil des ministres de l’Union européenne, en pleine campagne électorale. Il s’agit de défendre les positions du Conseil devant le Parlement européen et la Commission à un moment particulier de plan de relance interne et de défis géopolitiques pour l’Europe. En matière sociale, le Cese sera sollicité sur des sujets nombreux et variés : les instruments financiers innovants dans le cadre du développement des entreprises à impact social ; le dialogue social comme outil en faveur de la santé et sécurité au travail - dont je suis rapporteure ; l’amélioration de la capacité de l’UE à réagir face aux événements extrêmes en dehors de son territoire ; comment les écosystèmes industriels identifiés vont-ils contribuer à l’autonomie stratégique de l’UE et au bien-être de ses citoyens ? ; sécurité alimentaire et systèmes alimentaires durables ; quelles conditions nécessaires à l’acceptabilité sociale de la transition énergétique et bas-carbone ?[5]

La présidence française présentera par ailleurs les conclusions de la « Conférence sur l’avenir de l’Europe » inaugurée le 9 mai 2021 (à l’occasion de la Journée de l’Europe) à Strasbourg. Cette consultation publique sur l’Europe de l’après-Covid a pour objectif de permettre à tous les citoyens européens de façonner plus activement l’Union européenne, avec des débats en France lancés depuis la mi-septembre 2021. Le Cese est y représenté par une délégation et je représente les syndicats français. Nous travaillons en étroite coordination avec la CES avec l’objectif que les revendications des syndicats soient intégrées dans les conclusions de cette conférence. Pour la CFDT, cette conférence se veut l’occasion pour les citoyens européens (sans marginaliser pour autant les voix organisées de la société civile comme les syndicats) de débattre de l’avenir et des priorités pour l’Europe avec l’engagement des institutions européennes à les écouter et à donner suite aux recommandations qui auront été formulées en conclusion de la conférence au printemps 2022. Pour Laurent Berger, cette conférence est l’opportunité de pousser pour un approfondissement de l’intégration européenne et de renforcer la dimension sociale de l’Union. La CES, engagée depuis le début du processus, compte sur la mobilisation de ses affiliés pour mettre en avant les priorités du syndicalisme européen. Je cite notamment : réaffirmer la démocratie au sein de l’économie et de la société, renforcer les droits des travailleurs et des syndicats, s’engager en faveur des services et biens publics et de la protection sociale, repenser la gouvernance économique « au-delà du PIB », mettre en œuvre le socle des droits sociaux, inclure une clause de non-régression sociale dans les traités. A travers ces engagements et ces propositions, les acteurs sociaux exercent une pression politique dans le domaine social, en lien avec les représentants des salariés et les gouvernants.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Cf. cfdt.fr/portail/presse/communiques-de-presse/accord-sur-le-numerique-en-europe-une-avancee-a-concretiser-par-le-dialogue-social-national-srv1_1124699

[2] Cf. lemonde.fr/economie/article/2017/11/17/un-sommet-social-europeen-tres-symbolique_5216216_3234.html

[3] Cf. op.europa.eu/webpub/empl/european-pillar-of-social-rights/fr/index.html#A8

[4] Cf. syndicalismehebdo.fr/article/a-porto-les-partenaires-sociaux-saluent-un-tournant-dans-la-construction-dune-europe-plus-sociale-et-solidaire

[5] En date du 20 sept. 2021