Le Livre vert de l’Union Européenne (2002) définit la RSE comme « un concept où les entreprises intègrent des problèmes sociaux et environnementaux dans leurs opérations commerciales et dans leurs interactions avec les parties prenantes sur une base volontaire ». Il s’agit en fait d’une nouvelle représentation de l’entreprise, appréhendée non plus comme un monde clos mais à travers le rôle qu’elle joue dans la structuration de la société. Cela induit notamment un élargissement de ses frontières organisationnelles et de ses missions sur le plan social et environnemental. L’entreprise jouerait un rôle politique et social majeur face au chômage et aux discriminations, mais aussi pour le développement local ou la préservation du milieu naturel, etc.

Effet de mode ou révolution managériale ?

Cette idée fait l’objet d’une impressionnante diversité d’interprétations. Le débat s’organise autour de deux points de vue contradictoires. Le premier consiste à présenter la RSE comme une révolution philosophique et managériale. Source de réconciliation sociétale et sociale, elle constituerait une opportunité majeure pour transformer les régulations économiques et sociales en accordant aux entreprises un rôle central. Le second point de vue voit dans la RSE un simple effet de mode. Avatar précaire du capitalisme, elle se réduirait à un habillage des pratiques. Elle ne viserait pas à remettre en question le système capitaliste ni à combler ses défaillances, mais procèderait à une réincorporation de la critique sociale, dans le but de renforcer le système.

Ces deux visions déterminées nous paraissent insuffisantes. La RSE a en effet des antécédents historiques qui interdisent et de l’assimiler à un simple effet de mode, ni d’y voir une révolution. Le questionnement sur l’intégration de l’entreprise dans son environnement naturel et social a pris diverses formes en particulier aux débuts de l’ère industrielle (catholicisme social, socialisme, paternalisme) jusqu’à nos jours (entreprises citoyennes, etc.). A travers l’histoire les entreprises ont toujours joué un rôle, certes plus ou moins important, dans les mécanismes de régulation et de cohésion sociale.

Il ne faut pourtant pas relativiser la nature des changements en cours. La RSE s’inscrit dans un contexte économique et social où l’entreprise joue un rôle de plus en plus central. Comme l’écrivait Renaud Sainsaulieu dans L’Entreprise, une affaire de société (FNSP, 1990), « nous vivons un nouveau phénomène de société : l’entreprise est en passe de prendre un rang parmi les plus grandes institutions de notre époque, après l’église, l’armée, la justice, l’école, la commune et l’université. Mais ce qui se vit en entreprise est trop chargé de conséquences économiques, sociales et culturelles pour y voir qu’un simple appareil de production ». Ainsi, un certain nombre de faits sociaux posent la question de la responsabilité des acteurs économiques dans les mécanismes de cohésion sociale : croissance de leur pouvoir, affaiblissement des rapports sociaux, crise de l’interventionnisme étatique, accroissement des inégalités sociales, fort taux de chômage persistant, etc.

Le constat ou l’aveu de cette responsabilité est une chose, sa mise en œuvre en est une autre. Aujourd’hui, la plupart des politiques des entreprises en matière de RSE sont volontaires et unilatérales. Il n’y a pas de confrontation sociale : la régulation de la RSE répond davantage à une logique de compétition, les entreprises y voyant un avantage concurrentiel, qu’à une régulation réglementaire ou négociée. Les organisations supranationales se limitent à encourager son développement à travers des actes incitateurs non contraignants : c’est le cas des conventions de l’OIT, les principes directeurs de l’OCDE ou pour le cas français, la loi NRE. Cette manière de penser la régulation de la RSE est symptomatique d’une transformation structurelle de l’action publique et de l’état des rapports de force entre les partenaires sociaux. Selon P. Lascoumes et P. Le Galès (Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2004), cela se traduit notamment par des changements d’échelles des territoires de référence, une multiplication des acteurs, et un Etat qui perd son monopole dans la mesure où il est moins le centre des processus politiques de régulation des conflits. Ces nouvelles normes privées (chartes, codes de conduite, OIT, Global Compact, etc.) basées sur le volontariat s’appuient sur l’idée selon laquelle la régulation ne dépend pas seulement de l’adoption d’une loi, mais nécessite la participation des entreprises régulées (M. Egan, Constructing a European market, Oxford University Press, 2004). De cette manière, les entreprises se conduisent elles-mêmes comme des « gouvernements ». Se pose alors la question de la rationalité démocratique des normes (conditions sociales de production, méthodes de délibération, etc.). D’autres voies sont en cours d’exploration telles que les normes SA 8000 et ISO 26000. Enfin, certaines entreprises ont souhaité inscrire la RSE dans un cadre négocié (Lafarge, EDF, Rhodia, etc.), ce qui suggérerait le passage d’une régulation simplement compétitive à une régulation négociée entre les partenaires sociaux.

Les organisations syndicales françaises entretiennent a priori un rapport de méfiance vis-à-vis de la RSE (ce constat s’appuie notamment sur le rapport de F. Beaujolin, Les syndicats européens et la responsabilité sociale des entreprises, Confédération européenne des syndicats, 2004), analysée comme une réponse des entreprises aux nouveaux risques pesant sur leur rentabilité ou une pure stratégie de communication visant à renforcer leur image. Cette suspicion, qui prend notamment la forme d’une remise en cause des engagements affichés par les firmes, s’explique par diverses raisons : tout d’abord l’intuition que le principal horizon des entreprises reste le profit, mais aussi une conception conflictuelle des rapports sociaux, une vision légaliste de la régulation sociale, la division syndicale et plus globalement une culture sociopolitique quelque peu réticente au dialogue social.

Malaise syndical

L’origine exclusivement patronale des démarches RSE en France s’explique ainsi autant par la volonté des entreprises de garder la main que par un certain malaise syndical vis-à-vis de ce concept. Celui-ci s’explique aussi par la complexité de ces enjeux nouveaux posés dans le champ des rapports sociaux, ainsi que par les divergences d’intérêt internes au syndicalisme entre les différents secteurs professionnels, notamment sur les questions environnementales, mais également entre celles du syndicaliste, du salarié et du citoyen qui peuvent être contradictoires et requièrent des arbitrages délicats. Ces tensions ont été analysées à travers l’exemple de la prise en charge syndicale de la lutte contre les discriminations par Hervé Flanquart et Patrick Roseau (Penser universel et agir particulier. Le dilemme du syndicaliste dans la lutte contre la discrimination ethnique au travail, 2004).

Le paysage syndical français n’a pas de réelle unité sur cette question et des divergences existent selon la conception des rapports sociaux et leur capacité à déboucher par le dialogue sur des mécanismes régulateurs facteurs de progrès économique et social. Ainsi de manière schématique, les organisations, estimant que l’objectif de l’action syndicale réside dans l’adoption de revendications définies de manière unilatérale, seront plus sceptiques face à la RSE que les organisations réformistes, comme la CFDT, qui considèrent que le dialogue social est un mode de gouvernance efficient et juste.

Pour autant, les organisations syndicales françaises, à l’instar du mouvement international, se sont saisies du concept de RSE, comme le montrent les résolutions des derniers congrès de la CGT et la CFDT qui lui font la part belle. En effet, elles y voient une opportunité revendicative, dans la mesure où le discours des entreprises légitime la prise en compte d’autres dimensions que le profit économique dans leur gestion.

Les organisations syndicales ont donc entrepris de donner un contenu propre à la RSE, en deux temps : le refus de l’auto-certification, et la construction d’un cahier des charges de la RSE syndicalement acceptable. Cela passe notamment par la dénonciation de pratiques comme l’usage strictement marketing des démarches de contribution au développement durable des entreprises, la négation du dialogue social ou le rejet des risques sur le salarié. Mais derrière cette contestation s’est vite esquissée la définition d’une RSE syndicalement acceptable, insistant par exemple sur l’intégration des sous-traitants et intérimaires dans les engagements pris ou la mise en place d’un système de contrôle indépendant et collégial.

Les organisations syndicales ont donc vu un intérêt à la RSE, au travers d’un contexte revendicatif propice. Il s’agit alors de convaincre les équipes de l’opportunité que constitue la RSE, à la fois dans le contrôle des initiatives des entreprises, mais également au niveau de l’impulsion de démarches RSE. Ces stratégies sont aujourd’hui opérationnelles, par des moyens institutionnels comme les résolutions de congrès qui font du développement durable un identifiant fort des projets syndicaux et des politiques de communication des organisations. D’autres initiatives visent à équiper les équipes à la prise en charge de ces problématiques, notamment par le biais des formations syndicales. Les prérogatives des comités d’entreprise et plus particulièrement des comités d’entreprise européens offrent un point d’appui institutionnel au sein des entreprises.

Un terrain à investir

Au final, cette stratégie revient à poser l’acteur syndical comme un facteur d’équilibre et de contrôle de la RSE. Au cœur de cette stratégie réside la place spécifique que les organisations syndicales veulent prendre dans le processus de la RSE : plus qu’une des parties prenantes, l’acteur syndical pourrait devenir le moteur des démarches RSE et être incontournable dans le processus de contrôle des engagements pris par les entreprises. Pour cela, il lui reste à relever trois défis : orchestrer une évolution des pratiques syndicales, dépasser les divergences entre organisations et sortir du cadre d’action national, légitimer leur rôle dans la construction des démarches RSE, en faisant dominer la notion de RSE syndicalement acceptable négociée.

L’investissement des organisations syndicales dans les thématiques RSE est une opportunité d’évoluer et de s’affirmer en tant que contre-pouvoir dans les nouvelles régulations économiques et sociales, en se plaçant à nouveau au centre d’un jeu incluant les Etats, les organismes internationaux, les entreprises, les ONG. Pour nombre d’experts, la RSE peut constituer un fil rouge fédérateur pour la construction d’un modèle social européen. Dès lors, la participation des organisations syndicales est capitale. Cela implique pour elles de réfléchir sur les nouvelles formes de coopération (nouveaux acteurs qui participeraient aux négociations) et les nouvelles formes de relations sociales. La principale difficulté est que l’action collective se déroule dans un espace élargi à l’international. Dès lors, selon quel modèle social s’organiser ? En l’état actuel des choses, les enjeux pour le syndicalisme résident donc dans sa capacité à se territorialiser à travers la création de formes sociales dépassant le périmètre national, et en élargissant les formes de coopération.

L’histoire de la RSE reste à écrire. Son avenir dépendra de la capacité des acteurs socioprofessionnels à opérationnaliser leurs démarches, et de leurs engagements au sein des organismes supranationaux. Ces derniers ont un rôle clé à jouer dans la mise en débat de la RSE entre les acteurs sociaux. En filigrane, se pose la question de la définition de critères de décision socialement responsables pour fixer les orientations des entreprises. Au-delà des réponses normatives, le principe de mise au débat des démarches RSE avec des acteurs responsables et représentatifs et en premier lieu les organisations syndicales, pourrait correspondre à une transformation progressive de la réalité sociale des entreprises, et au-delà de l’ensemble de la société.