La méthode libérale-autoritaire qu’aura suivie Dominique de Villepin dans cette affaire consistait à faire avaler la potion d’une flexibilité sans contrepartie par la seule énergie d’une volonté politique éclatante et résolue. Elle reposait sur un mélange de jacobinisme classique, de décisionnisme improvisé et de volontarisme romantique.

Le jacobinisme consiste, on le sait, à absolutiser la légitimité du suffrage en affirmant qu’elle résume jusqu’à l’épuiser la volonté du peuple. Les élus sont alors considérés comme les porteurs exclusifs de la volonté générale : la bouche de la nation. Que pèsent les foules désordonnées des cortèges face à la majesté de la représentation nationale, s’indignaient ainsi les partisans du CPE ? Que vaut le nombre flou de la multitude assemblée face aux grandes agrégations du suffrage et à l’onction du mandat ? Cet argument rappelait un peu les protestations célèbres de Paul Reynaud au perchoir de l’Assemblée nationale : « La France est ici et non ailleurs ». C’est heureusement faux : la France est à la fois à l’Assemblée nationale et ailleurs. Tant il est vrai que la société continue de vivre et de s’exprimer dans les intervalles du suffrage.

Mais le jacobinisme ne résume pas à lui seul la logique de cette séquence politique. Ne serait-ce que parce que la délibération parlementaire – dont l’autorité fut si souvent invoquée dans les débats – fut achevée au 49.3, comme si l’urgence ou la situation d’exception l’eussent commandé. C’est là le volet décisionniste de la méthode Villepin. Depuis les émeutes en banlieue, le Premier ministre n’aura d’ailleurs pas cessé d’invoquer cette urgence pour justifier une action qui court-circuitait systématiquement les étapes ordinaires de la délibération démocratique.

La troisième marque de fabrique de la méthode libérale-autoritaire, c’est une forme de superstition volontariste à caractère romantique, un credo selon lequel seul le retour en grâce d’une volonté politique forte pourrait sortir la France des mains de l’égoïsme corporatiste et des forces de blocage qui la tiennent dans le statu quo. Toute une partie de la droite politique vit en effet dans cette représentation d’une société prête au changement, mais incapable de se changer elle-même. De fait, le salut ne pourrait venir que d’un homme providentiel éclairant d’en haut des masses égarées. C’est à peu près le même raisonnement qui sous-tend (ou sous-tendait jusqu’alors…) le registre de la « rupture », voire de la « révolution libérale », dans le camp des sarkozystes. Bref, ce volontarisme politique qui a de longues racines dans l’imaginaire gaulliste, entend gouverner la société, non pas avec elle, mais malgré elle.

Le service qu’aura rendu la bataille du CPE à la culture politique nationale aura au fond consisté à mettre au banc d’essai ce libéralisme autoritaire. Le résultat fut, de ce point de vue, sans ambiguïté. Alors que les initiateurs du CPE pariaient sur l’épuisement de toute autre méthode de réforme et sur l’apathie des forces sociales, ils ont dû faire face à leur brutal réveil. Au total, ce n’est pas seulement le CPE lui-même qui fut condamné, mais aussi une certaine manière de gouverner, un certain style d’action publique. Il est heureux que se soit ainsi exprimé un si puissant rejet de ces représentations que l’on dit souvent consubstantielles au modèle politique français. Reste à savoir si quelque chose peut aujourd’hui se dessiner au-delà du simple rejet.

Pour que cette victoire ne demeure pas seulement celle des « anti », il est absolument indispensable de poursuivre l’effort dans plusieurs directions. La première pourrait consister à profiter de l’embellie des relations intersyndicales pour peser de concert sur le présent gouvernement afin qu’il transforme le préambule de la loi Fillon sur les relations sociales en article de loi contraignant, c’est-à-dire pour qu’il systématise le principe d’une concertation préalable avec les partenaires sociaux sur tous les sujets qui les concernent directement. La seconde viserait à préparer le prochain débat sur le chômage des jeunes comme fut préparé le débat des retraites : en œuvrant à faire partager un diagnostic précis de la situation.

D’autres initiatives devront assurément être prises. Mais celles-ci marqueraient déjà un sérieux progrès du réformisme. Il serait encore loin d’avoir gagné la guerre, mais il aurait au moins pleinement remporté cette bataille-ci.